Une folie en commun

Texte paru dans la revue Intranqu'îllités n° 1 de l’association Passagers des Vents - Haïti

Turbulence évitée, cyclone éloigné, la traversée des mers en coup de vent, à peine une ride pour nous effrayer, Wilfried N’Sondé et moi atterrissons à Port-au-Prince, Haïti enfin. Les rumeurs sont restées au loin, Haïti s’ouvre devant nous, accueillante et souriante, contradictoire, tout en contraste. Un homme se saisit de ma valise, je m’y accroche, l’homme parle en créole à Wilfried qui ne comprend pas la langue, Wilfried demande James, on cherche James Noël et l’homme nous entraîne, tirant ma valise et moi avec jusqu’au pick-up, où effectivement James nous attend. Nous avons immédiatement su que James Noël, poète, est aussi un vrai organisateur.

Aujourd’hui et demain, Port-au-Prince et après, Port-Salut dans le sud où se trouve la résidence. Ma tête tourne. Port-au-Prince, ville bariolée, une plaie béante où la vie pousse, en dépit de tout ce qu’on dit, dans les ruines, un désir de vie qui transforme tout en couleurs et en musique, des bruits qui se mélangent, qui se font écho, si loin de Copenhague, de son ciel bas, de ses températures glaciales, de ses silences.

Je suis aux antipodes de mes origines, de ce pays qui était mien mais que j’ai fui, rien que pour venir jusqu’en Haïti.

Nous avons rencontré les autres Passagers des vents, Pascale Monnin, artiste, galeriste, co-organisatrice et mère de Léna, Dominique Gillerot, Makenzy Orcel, la Daba et Gaby, l’homme valable et Tamara Suffren, la chanteuse qui sait improviser comme personne, rock’n’roll…
Nous embarquons tous pour le sud. Nous traversons l’île. Les gens vivent au bord de la route parce qu’il y a de l’électricité et de la circulation. Et l’on arrive à Port-Salut.

Des vents, des mots, des phrases aussi, une maison ouverte aux courants d’air, un îlot où l’imaginaire se retire, se planque entre les palmiers, se cache pour mieux voir, pour partager les visions du monde, les inquiétudes que nous avons en commun, nous, les Passagers des vents.
Nécessité de dire, urgence d’écrire.

Un regard sur le monde, trouver la bonne manière de dire ça ne va pas sans déprimer, inventer aussi la façon de souligner tout ce qui est beau sans être niais, une recherche pour trouver le nœud, un désir de refaire le monde, imaginer ce que pourrait être cet endroit où nous habitons tous.

Jésus, figure d’écrivain, dit aimez-vous les uns les autres et partout sur la planète on se dit que c’est ridicule de penser une telle chose mais vraiment, il n’avait rien compris, Jésus, comment n’a-t-il pas pu voir que ça ne servait à rien de dire une chose pareille? Et si Jésus était en planque en Haïti, que sa phrase choc était enterrée dans le jardin des Passagers des vents ? Aimez-vous les uns les autres, petite phrase enfouie en attendant d’être découverte… Les vents qui font tournoyer les choses, les poussières, les pensées, qui font perdre l’équilibre, il faut bien s’agripper à quelque chose pour se tenir debout, une idée, un bout de phrase, pourquoi pas.

Un projet de poète, un projet littéraire, politique, d’humanité. Il n’y a que les poètes pour tenter encore les utopies, ces projets qu’on juge fous, irréalisables mais qui jettent les mots avec lesquels on peut encore construire un monde.

Un mouvement, un air du temps qui tourbillonne dans le vent, entre un ouragan et un séisme l’espoir d’un monde meilleur qui tente de sortir des lieux communs, d’inverser la vapeur, celui qui était accueilli hier est celui qui accueille aujourd’hui et demain, mélange des cultures, des problématiques. Il y a des problèmes qui appartiennent au passé et ceux qui appartiennent au futur. Il faut aller au-delà d’hier pour aborder vraiment aujourd’hui parce que notre liberté et notre survie dépendent de cela, une concertation littéraire sans frontières.

La maison des Passagers des vents navigue entre les vagues, les mots, les phrases, les idées, les projets se balancent au rythme du souffle et de la musique.

Ça m’avait sauté à la figure à Port-au-Prince, une énergie profonde, vitale, musicale. Une intensité de vie. Ça m’a saoulée, m’a rendue joyeuse, pleine d’espoir.

Du jazz, du combo, le coq qui donne de la voix n’a pas d’horaire, il chante quand il veut et il en profite toute la nuit, j’entends l’aboiement des chiens, il y a un âne qui brait.

Du poisson frais grillé sur du charbon, des bananes salées, des patates douces et des haricots et des noix de coco frais. Quand je remue la mer de mes mains, il y a de la magie, une traînée scintillante de diamants ou de petites étoiles qui sont tombées dans la mer. La Daba dit que ce sont des planctons.

L’électricité saute, l’eau cesse de couler, la nuit tombe, le rhum coule à flot, les voisins passent, il y a de la musique, Tamara chante, c’est la fête.

On se sent heureux. Le monde avec ses tracas et ses problèmes souvent faux semble loin, si lointain et si irréel. Tout devient possible. Pour sortir de l’impossible dans lequel on se débat toujours, il faut tenter Haïti.

Port-au-Prince, Port Salut, Haïti, pas loin de Miami, pas loin de Cuba, pas loin de quoi que ce soit, notre petite île, la mienne aussi, toujours au centre du monde, cette petite île dont on parle partout sur la planète parce qu’ici on a su se libérer des chaînes, devenir une république, quelqu’un a dit ça suffit comme ça et les hommes ont entendu et ils ont répété ça suffit comme ça. Le murmure des cannes à sucre. Tous les matins, Wilfried et moi marchons au bord de la mer et les gens nous disent bonjour, ça va. On sent dans les rues une insolence, la tête haute, le sourire pas loin, il y a de l’humour à tous les coins de bouche et quand on marche, les moutons s’écartent, les vaches lèvent parfois la tête pour nous regarder avec leurs grands yeux, les cabris bêlent. Ici et là un gosse qui lit, étudie, prépare sa leçon du lendemain, qui rêve de ce qui est à venir, une vie d’écrivain, de poète, de musicien.

Le projet d’un poète nous a amené ici et tous nous avons une folie en commun, celle de comprendre et aussi de changer le monde, oui, on veut changer les choses, avancer hors ces lieux communs qui tuent le monde, qui tuent la terre. Et on échange nos travaux, on analyse nos écrits, il faut aller plus loin encore. Makenzy place sa chaise sous le cocotier pour lire et quand il ne lit pas, il écrit. Wilfried réfléchit dans le hamac, il rumine une pièce de théâtre et Tamara passe parfois, elle écoute de la musique, travaille le rythme et quelques personnes de la FONDAM travaillent sur des panneaux. J’écris dans ma chambre et je suis à l’écoute de ce monde que je ne connaissais pas, j’ai vue sur le jardin et suis dehors et dedans en même temps, c’est le bonheur. Tous les matins un lézard vient me voir dans ma salle de bain, il se pose sur ma trousse de toilette et m’observe.

Port-Salut, petite ville au sud d’Haïti, dont on ne parle pas parce que ce n’est pas aussi pauvre que Port-au-Prince, parce qu’il n’y a pas eu de séisme, parce que la ville tient encore debout et qu’entre les maisons vétustes, il y a un goût de vivre.