Marseille

par Pia Petersen

GEO Hors-série Istanbul
Pia Petersen

2009

Photos de BERTRAND DESPREZ

À Marseille, il y a le soleil et la mer, il y a de l'ail et du pastis et des olives et parfois on tombe sur une sardinade, un apéro géant autour de sardines grillées. Le vieux-Port est au centre de la ville et il y a la Canebière dont on écrit toujours qu'elle se jette directement dans la mer. Il y a la Corniche, la plus belle corniche du monde d'où l'on voit le château d'If et le Frioul et l'hôpital Caroline. Quelques monuments et le David qui regarde vers le Prado, montrant ses fesses à la mer et l'installation de Buren avec ses drapeaux du monde entier. Il y a les auteurs de polars marseillais toujours en train de dédicacer quelque part, ils se déplacent tous ensemble, comme un team de foot et au Vieux-Port on peut boire un verre au café "OM" en regardant les matchs sur des écrans de télé énormes. Il y a un tramway tout neuf qui suit le trajet du métro et dont on dit qu'il ne peut pas entrer dans le tunnel. À Marseille, il y a une logique qui défie toutes les lois de la logique. Il y a une logique qui s'apparente à des axiomes personnels et quelqu'un en a saupoudré les rues.

Marseille, c'est la ville qui tourne le dos à la France et souligne son indépendance en s'ouvrant à la mer, c'est la ville qui à deux reprises avait perdu son nom, devenant la Ville-sans-nom. C'est la ville interdite, dont les citoyens ont été excommuniés, c'est la ville placée sous tutelle où la municipalité a été dessaisie de ses fonctions. C'est la ville dont on disait que les autorités ne contrôlaient rien et qui s'était faite bombardée d'abord par les Allemands puis par les Américains. C'est plus simple d'avoir un ennemi véritablement méchant et pour le Marseillais, un ami est toujours une ambiguïté.

Les Marseillais sont fiers et insolents et ils ont la nuque raide. Ils n'aiment pas qu'on leur impose n'importe quoi.

Je ne suis pas arrivée directement à Marseille. Cette ville, je ne l'avais choisie mais plus tard, j'ai choisi d'y rester. On me demande toujours pourquoi et je cherche tous les jours la réponse. Je pose la question aux gens qui sont venus jusqu'ici s'installer, pourquoi est-ce-qu'ils sont venus et ils disent qu'ils ne savent pas, peut-être à cause du soleil, ou de la mer. Certains débarquent avec des projets et de l'argent et quelques temps plus tard, ils se retrouvent souvent sans projet et sans argent. Rien ne marche jamais à Marseille mais les gens y restent et ils y croient et ils deviennent des Marseillais. Il paraît qu'il fait bon y vivre, même quand il y a la crise. À Marseille, c'est la crise depuis longtemps déjà. On peut dire que Marseille est la ville de la débrouille et que les habitants parfois se serrent les coudes. Il y a toujours du linge pendu aux fenêtres et au pied du Pharo, sur le port, là où l'autoroute passe en ville, quelqu'un à prêté une fourgonnette à un clochard qui vit dehors et qui fait la manche depuis des années. Il a maintenant un logement pour lui et ses chiens, avec vue sur la mer. On l'appelle l'Espagnol.

Je me suis évadée du Danemark très tôt. Je voulais écrire en français, la langue de la Révolution et de la contestation et de la désobéissance, la langue dont les mots semblent ouverts, jamais clôturés, jamais définitivement fixés dans un sens précis. Une ambiguïté. Un chant. Une musique. Des accents qui pointent dans toutes les directions. Des exceptions à la règle en pagaille. Une histoire des idées. Il y a toujours quelque chose à ajouter aux définitions, un sens critique latent, une possibilité de faire autrement, les mots et leurs sens sont extensibles, à refonder, à rebâtir. La langue est laïque. Puis il y a eu Proust et Balzac et Stendhal et Voltaire et Montaigne. La France est le pays où les idées peuvent susciter les passions. Je me suis dit qu'un écrivain devait voir et comprendre le monde et j'ai fait ma valise et je me suis évadée.

Quand je suis arrivée à Paris je n'avais rien, pas d'argent, je ne parlais pas la langue et je ne savais pas que j'allais un jour m'installer à Marseille. Je me débrouillais pour survivre et j'aimais Paris. C'est une ville facile à aimer, elle est élégante, cultivée et quand les lumières éclairent la Seine la nuit, on est heureux. Puis un homme m'avait demandé de partir avec lui à Aix-en-Provence. Tu verras. Tu aimeras. Il me répétait qu'il ne fallait pas en douter et je me suis dit pourquoi pas et je l'ai suivi. Je ne suis pas restée longtemps à Aix. C'est une ville trop polie et trop parfaite et j'en suis partie avec une idée en tête, une librairie-café que je voulais ouvrir à Marseille. De réputation je savais que Marseille était une ville pauvre, avec un taux de chômage très élevé mais on m'avait dit que c'était en train de changer, qu'elle allait redevenir une ville importante, une ville où il se passera des choses. Je suis arrivée à Marseille par la nationale et depuis j'ai du mal à m'en remettre. On m'a dit après qu'il ne fallait jamais arriver par le nord, au risque de détester Marseille à vie, il faut arriver du bon côté, de préférence par la mer mais je suis venue par le nord. On traverse des zones industrielles désaffectées et il n'y a rien, pas d'espoir mais de longues rues désertes, sans arbres, sans buissons, sans un pot de fleurs aux fenêtres, des bouts de ville à l'air morne et des gens qui se traînent. On dit qu'à Marseille, il fait toujours beau mais le temps qu'il fait ne suffit pas toujours à tout supporter. Parfois il y a de l'orage et quand il pleut, on ne sort pas. La pluie est toujours excessive.

Je me suis dit que je ne pourrais pas rester dans un endroit pareil et j'y suis toujours. La ville m'a capturée ou plutôt engluée, mes jambes sont prises dedans, dans cette espèce de fange incompréhensible et je ne peux plus partir. Marseille a quelque chose qu'on n'arrive pas à définir, comme une nonchalance. On explique Marseille, on cherche à comprendre pourquoi on y pense toujours, pourquoi les gens ont de longues discutions parfois houleuses à son propos, pourquoi s'en occuper autant, malgré tout ce n'est qu'une ville mais Marseille n'est pas qu'une ville, c'est une passion, on ne la comprend peut-être pas mais on s'y attache, doucement, imperceptiblement et sûrement. Peut-être que Marseille a la faculté d'émouvoir inscrite dans son ADN.

Personne ne voulait entendre parler de ma librairie-café "Le Roi Lire", une idée pareille, c'est de la folie, disaient les banquiers et la ville nous regardait avec amusement. Il y avait des étagères en bois croulant sous les livres et des tables de bistrot disséminées dans la librairie. Il fallait créer une agitation culturelle et politique et littéraire. Le livre et le vin me semblaient une liaison idéale et je rêvais d'un endroit où le livre reprendrait vie sous forme de dialogue. Du coup je connaissais du monde, de tous les milieux et de toutes les origines économiques. La librairie était devenue un lieu de vie, où les gens passaient leur journée. Il y avait des débats, des soirées théâtre, des dédicaces, des soirées contes, des expositions, des lectures, des happenings poétiques, des réunions politiques et des joueurs d'échecs et dans la cave, des joueurs de rôle. La librairie n'a pas duré plus de trois ans mais j'avais commencé à écrire.

Sur la Corniche, tôt le matin, les éboueurs prennent leur bain de soleil sur les bancs avant de rentrer chez eux. Parfois ils se lèvent et arrosent mollement le goudron puis ils se reposent à nouveau et ils discutent avec les pêcheurs installés au bord de la rambarde. La propreté demeure relative mais en voyant ces résistants au travail et à la propreté, je me sens confusément rassurée. Personne n'a jamais pu changer quelque chose à ça, les différents maires non plus et on finit par s'y faire. Rien ne me fait plus peur qu'un monde où les hommes se battent à mort pour travailler, ça me paraît contre-nature. Qui ne rêve d'une vie où l'on ne travaillerait pas? Où l'on pourrait paresser ou vaquer à des affaires culturelles pour s'enrichir?

Marseille est une ville désobéissante et c'est important, savoir désobéir, et je me dis que notre liberté dépend de notre capacité à la désobéissance. Quand il y a des lois pour tout, il n'est plus question de libre arbitre ou de faire son propre choix. Une loi en décide. Il faut savoir désobéir et Marseille y excelle. On aime Marseille pour tous ses défauts. Chaque fois que j'y reviens, je suis heureuse de retrouver ce désordre irritant qui m'est si nécessaire. C'est sûr qu'il faut lever la tête en marchant dans la rue, on ne sait pas si une poubelle ou un matelas tombera d'une fenêtre. La rigueur de la perfection me fait peur, elle déshumanise. La société devient de plus en plus lisse et neutre mais Marseille, elle, provoque toujours de la colère. La ville est ainsi. Elle est l'histoire d'une ligne de tramway qui s'arrêtait à moitié chemin, devant un tunnel parce que le tunnel n'était pas aux normes. Les voies étaient resserrées dans le tunnel et les tramways, trop larges, ne pouvaient pas se croiser. Il fallait faire passer un tram à la fois alors on a fermé le tunnel pour élargir les voies. Les gens descendaient devant le tunnel puis allaient à pied ou par bus jusqu'à l'autre extrémité du tunnel où un autre tram les attendait. Une galéjade, disent les Marseillais. On se dit toujours que ça n'arrive qu'à Marseille.

Il y a quelques années, un fait divers dans le journal. Le journaliste avait écrit que des malfrats avaient fait une descente dans un café près du Vieux-Port et avaient tiré sur la clientèle et heureusement, heureusement que les clients avaient pu riposter. Il paraît que les mafias étrangères ont essayé de prendre Marseille, mais sans succès. Chaque quartier compte une trentaine de voyous qui tiennent le périmètre, le tissu est resserré et fort et il n'y a pas moyen de s'y glisser. L'écrivain Jean-Claude Izzo a fait connaître Marseille avec ses polars, il a défié Paris, la vieille rivale. On est marseillais avant d'être français. La French Connection a fait des petits et s'inscrit dans la ville comme une légende. La mafia est passée du statut de réalité sordide à celui de fable ou d'histoire qu'on raconte pour passer une bonne soirée. Pourtant Marseille fait ce qu'elle peut pour se débarrasser de sa réputation de ville mafieuse mais les bandits sont à la mode. Les Marseillais aiment leurs bandits et le polar a transformé la ville en scène de crime permanente et l'on se demande toujours, en flânant dans les ruelles, s'il n'y a pas un gangster planqué là quelque part, ou un policier véreux, on le dit souvent qu'à Marseille les policiers sont en bons termes avec le Milieu. Quand on flâne, on sent tout ça mais ce n'est pas visible, il n'y a pas de monument pour signaler ce passé tumultueux, si ce n'est l'écrivain René Frégni, devenu le grand spécialiste du Milieu dont il a étudié l'histoire sur le terrain, jusqu'à être assimilé, à tort, par la justice aux personnages qu'il fréquentait.

Marseille est une ville d'anecdotes, elle se raconte par ses gestes et c'est sans doute le Marseille que j'aime.

Dans "Désert" de Le Clézio, Marseille paraît comme une ville gigantesque. Pourtant je n'arrive pas à sortir du village. Marseille est un amas de villages, ajoutés à la ville petit à petit et reliés par des autoroutes. Entre les deux, des terrains vagues. Marseille est une ville étalée, très étalée et pourtant elle est toute petite. Il n'y a pas vraiment de clôture ni d'enceinte, elle s'étend puis s'épuise lentement. La délimitation est comme suspendue dans le vide, comme une main qui n'arrive pas à avancer davantage. Elle me fait penser à Los Angeles, avec son étalement à l'infini et ses autoroutes en pleine ville, ses terrains vagues et ses zones industrielles, une ville avec des immeubles à quelques étages et un mic-mac urbain incompréhensible. Comme Los Angeles, on doit pouvoir raconter Marseille par ses terrains vagues. Daniel Picouly dit dans son "Champ de personne" que le terrain vague, c'est le champ qui n'appartient à personne et il en fait un lieu magique où l'on peut rêver. Marseille ville futuriste, à l'image de certaines villes américaines, est un melting-pot, on ne sait plus qui vient d'où, les Marseillais ont un air de famille mais de quelle famille? Les banlieues ont intégré le centre ville, comme à Los Angeles. L'hiver il y a des braseros où les habitants se réchauffent. La cour des miracles à la manière marseillaise. Les riches ont déserté le centre-ville il y a longtemps, pour des cités de riches où ils se cachent derrière des murs et du barbelé, avec vigile à l'entrée, interphone en supplément et caméras de surveillance.

Tout au long de la Corniche il y a des petits ports planqués qu'on ne voit pas de là-haut. Le Vallon des Auffes. Malmousque. Maldormé. On longe la mer et les rochers et les villas défraîchies et par endroit les ruelles sont tellement étroites qu'on peut toucher les deux murs. On passe par la résidence d'été des légionnaires. Ils ont vue sur la mer et aussi sur les filles qui se bronzent. Il y a le caillou avec son microclimat, bien à l'abri du mistral. Hiver comme été, les Marseillais viennent là passer la journée pour se baigner et profiter du soleil. On ne parle que de la température de l'eau, si elle est bonne ou pas puis on regarde les gens passer sur la Corniche, emmitouflés dans des manteaux d'hiver, gants et écharpes et bottes. Sur le caillou, il ne fait jamais froid et à Marseille les gens ne sont jamais pressés.

Le quartier de l'Opéra est un quartier que j'aime et je donne souvent rendez-vous à mes amis à l"Unic", un bar au coin de la rue Breteuil et de la rue Davso. On a vue sur le Vieux-Port et la place d'Estienne d'Orves, où l'immeuble de la Marseillaise, déglingué, s'effondre lentement. L'hiver le mistral s'engouffre sur la place et il y a des cabanons de Noël où l'on vend du savon et de l'huile et des bijoux et une piste pour faire du patin à glace. L'"Unic" est sans doute l'un des cafés les plus kitsch du centre-ville, il est spécial, avec une déco de rêve pour un écrivain. Dominique, la patronne, fait vivre son bar depuis plus de vingt ans et elle le fait avec beaucoup de tempérament. Être femme à Marseille n'est pas facile, ouvrir un bar encore moins mais elle sait se battre. Elle dit que son voisinage a changé, qu'il ne reste plus que des vieilles photos. Elle dit aussi qu'elle est venue à Marseille pour la mer et le soleil et qu'elle a vécu tellement de choses qu'on pourrait remplir des livres et encore des livres et que le désordre d'avant lui manque. À Marseille, on s'habitue au désordre, à la déréglementation, à la désobéissance, on s'habitue aux petits arrangements entre amis. On s'habitue à un système qui n'est pas pas trop systématique.

La relation que j'ai avec Marseille est celle que j'ai avec l'écriture. Écrire est une nécessité, une manière de voir et de comprendre le monde et d'approcher la réalité. Je regarde l'écriture avec distance et j'observe Marseille avec la même distance. C'est à Marseille que j'ai vraiment commencé à écrire. Peut-être qu'il faut vivre dans un endroit auquel on n'est pas trop attaché, un endroit qui laisse une pleine liberté, un endroit où tout n'est pas écrit, où tout n'est pas dit, où les choses sont en vrac, où il y a des possibilités à l'infini. Je ne suis pas vraiment marseillaise, ni danoise ni vraiment française. Je suis juste une étrangère. Je n'ai pas de passé dans les rues. Je ne rencontre jamais quelqu'un qui surgit d'autrefois, d'avant et qui met en branle toute une série de souvenirs. Ma famille ne vit pas au bout de la rue. J'ai changé de pays et de ville et de langue. Il n'y a plus de racines, pas d'origine, pas de nostalgie mais une succession de choix. Quoique. Je n'ai pas vraiment choisi d'écrire, ce fut toujours une évidence comme je n'ai pas choisi Marseille comme port de l'écriture. J'ai besoin de me situer au nulle part, entre deux données, entre deux villes, entre deux pays, être sur un fil, ni d'ici ni d'ailleurs. Il y a une histoire de pesanteur, quelque chose de lourd qui se pose sur moi à l'idée d'appartenir à quelque part, comme la lourdeur d'une fin. Je ne pourrais pas vivre n'étant plus une étrangère. Être étrangère c'est presque une nationalité par choix et Marseille permet cette vie entre deux.

Au Vieux-Port, il y a le ferry-boat qui passe d'une rive à l'autre, de l'Hôtel de Ville à la place aux Huiles en trois minutes de traversée. Parfois on prend le bateau juste pour le plaisir. Le matin, très tôt, le ciel est souvent rose. Marseille est son histoire mais elle est surtout son présent.

Je ne suis pas très mondaine et quand je suis à Marseille, je deviens carrément sauvage. Je travaille beaucoup et en fin d'après-midi, je sors pour voir des êtres humains, entendre les bruits de la rue. À la librairie-café "Cup of Tea", je parcours le journal et discute avec le libraire Gilles Mariani. Tout est boisé, les tables, les chaises, les étagères, le comptoir du bar. Il n'y a pas beaucoup de librairies à Marseille et elles ont du mal à survivre. Je fais aussi un tour à la galerie "Porte Avion", dirigée par Jean-Jacques Le Berre, un artiste converti en galeriste. Sa galerie se trouve en haut du boulevard de la Libération. Remonter la Canebière quand on habite au Vieux-Port, c'est un voyage au bout de la ville, jusqu'à ses confins.Chez Jean-Jacques il y a des performances, des installations et des tableaux et des dessins et des collages, des choses de l'art, une vraie production artistique en continu. Jean-Jacques Le Berre est aussi vice-président de Marseille Expo, une association qui réunit vingt-trois lieux de diffusion d'art contemporain. Pour le "Printemps de l'art contemporain" qui se déroule au mois de mai, Marseille Expo propose un parcours entre ces différents lieux. Marseille est l'une des villes en France qui compte le plus d'artistes et pourtant elle a une relation étrange à l'art. Certaines histoires traînent et continuent à donner à Marseille son aura insolite. Derrière la mairie, des fouilles avaient été entreprises sur le chantier d'un musée destiné à accueillir des œuvres du sculpteur César. Non seulement il n'y a pas eu de musée César mais du béton a été coulé sur les fouilles et un parking aménagé sur leur emplacement. Marseille tient davantage à son parking qu'à un musée César mais les artistes aiment vivre ici.

La ville a quelque chose, je ne sais pas quoi mais il y a quelque chose, une écriture, un art, une fascination, quelque chose de profondément humain. Elle est indisciplinée et insoumise, incontrôlable et inflexible. Tout devient curieusement possible. Le matin, au Vieux-Port, il y a le marché aux poissons et les pointus sont amarrés juste derrière. Quand je me promène dans les rues, j'ai l'impression de lire. Marseille, c'est une écriture en rupture, fragmentaire, la phrase se construit, elle avance puis elle se brise, cassée net puis elle reprend et elle finit ou ne finit pas. Le boulevard Longchamp est entièrement rénové avec le tramway qui file au milieu et curieusement, par endroit, il y a des espèces de plates-bandes de terrain vague et on se demande pourquoi, manque de budget, problème pour joindre les deux bouts, finitions à revoir pour plus tard ou quelqu'un qui en a eu assez? On avait prévu des morceaux de pelouse mais on avait oublié le soleil et la chaleur. Marseille est comme une poésie qui cherche son équilibre dans le non fini, une poésie trash à l'image d'une ville vue par des tagueurs. Diogène le Cynique, le philosophe du fragment, passait pour être grec mais il était probablement marseillais. Si aujourd'hui il revenait faire un tour dans notre monde, il choisirait sûrement Marseille et il installerait son tonneau au Vieux-Port.

Je travaille beaucoup sur la marge et sur la liberté. La marge, cet espace écarté du grand tout, habité par des gens très différents qui ont une manière autre de percevoir la vie en société. La marge correspond à une pointe de désordre dans un monde devenant rationnel, trop rationnel, où tout se calcule, tout est prévu ou doit l'être, fini l'accident ou l'incident qui change tout. La marge circule en dehors des discours institutionnalisés, en dehors du c'est comme ça. La marge est comme une protection au totalitarisme et vivre à Marseille c'est comme de rester toujours dans une marge qui n'est pas seulement la mienne mais qui est aussi la marge de la France. Le principe de précaution fait son chemin et fait sa loi mais Marseille, impertinente, y résiste et je me dis que c'est presque une histoire génétique et qu'on en attrape les gènes en arrivant.

À Marseille il y a le point zéro, le point d'après lequel on calcule tout le reste, les hauteurs partout dans le monde. Marseille, la capitale du point zéro. Le Marégraphe est abrité par une petite maison sur la Corniche et le point zéro est indiqué par une plaque de bronze qui en marque l'emplacement exact. Si un jour j'écrivais un livre sur Marseille, je commencerais avec le point zéro et la petite maison sur la Corniche qui surplombe la mer. En face, le château d'If et le Frioul où il n'y a que des rochers, des cailloux et des ronces et le mistral qui donne à la végétation des formes uniques et l'astragale, un petit buisson que les Marseillais appellent le coussin de belle-mère, à cause des épines. Tout au bout de l'île, il n'y a rien, on est au bout du monde, dépaysé parce que ça ne ressemble à rien et c'est magnifique. On pourrait être n'importe où. La vue sur Marseille est imprenable et celui qui a dit que Marseille avait la plus belle corniche du monde devait se tenir là, au bout de l'île, pour regarder.

Parfois je fais mon jogging le dimanche matin et quand je reviens de la Corniche, je croise souvent le petit train bleu qui descend de Notre-Dame-de-la-Garde et qui tourne sur l'avenue de la Corse pour aller vers le Vieux-Port. L'avenue de la Corse est déserte le dimanche matin, on dirait une ville abandonnée, fantôme, pas de magasin ni de café ouverts, des poubelles qui attendent d'être vidées et sur l'avenue, coincé entre les vieux immeubles, un très long mur où les tagueurs peuvent y aller de leur art et un terrain de boules, devenu jardin à chiens et c'est là que passe le train bleu, avec des touristes entassés dedans et qui prennent des photos et qui écoutent une voix impersonnelle qui explique Marseille en trois langues. Une situation décalée, surréaliste qui me fait toujours un drôle d'effet et je me dis que c'est pour voir ça que je reste à Marseille, parce qu'il y a des choses qui ne sont pas censées aller ensemble et qui pourtant sont curieusement liées par une espèce de nécessité. Marseille est une ville qui réunit des bouts disparates qui ne devraient pas tenir sur un même lieu.

Mon écriture se reflète dans les fragments, des bouts de pensées qui se rejoignent plus tard, des cassures ou des mises en suspension. Je n'écris pas de livre sur Marseille mais elle est comme un exemple ou un laboratoire d'où je peux observer les différents liens possibles. Marseille avec ses villages ajoutés est cet amas de fragments qui pourtant forment un tout.

Quand je veux changer de monde, je vais au Cours Julien, une place curieuse avec de vastes bassins aux formes elliptiques irrégulières et des jets d'eau, entourés de cyprès et de palmiers et d'arbres à l'allure bizarre, un théâtre, "La Baleine qui dit vagues" et des bouquinistes et des terrasses de cafés toujours pleines. Le quartier et ses rues piétonnes sont couverts de tags et de graffitis. On pourrait être à Los Angeles ou à Harlem mais on est bien à Marseille, une ville de province qui ne ressemble en rien à une ville provinciale. On apprend tant de choses à Marseille. Comment ne pas être maniaque. Comment être souple. Comment ne pas tout prendre au sérieux. Laisser la vie de dérouler. Voir derrière les façades, détecter la beauté là où l'on ne s'y attendait pas. On apprend à être patient en toutes circonstances.

Descendre dans la rue, pressé par les mots qui gueulent leur besoin d'air, ils ont besoin d'air pour circuler, pour aller de l'avant, pour se reproduire. Il y a de l'air dans les rues, des masses d'air, parfois poussées par un mistral agacé et les poumons s'en remplissent et on se sent ivre d'air. Faut-il être au centre des choses pour écrire? Peut-être qu'il faut être à l'écart, légèrement à l'écart, pas trop loin mais suffisamment pour que l'air circule.

Choisir d'être étranger c'est être à l'écart, d'une certaine manière et on est alors marseillais... d'une certaine manière.y