125 et des milliers

sous la direction de Sarah Baruck
Éditions HarperCollins

En France, une femme est assassinée par son conjoint tous les deux jours et demi en moyenne, soit 125 femmes par an.
Qui sont-elles ? Quelle est leur histoire ? Comment en sont-elles arrivées là ?
Pour une fois, les victimes ont un visage.
125 personnalités de la littérature, des mondes politiques et artistiques,
prennent la plume pour raconter ces vies détruites et ce que les chiffres ne disent pas.
À travers l'analyse de son parcours de femme touchée par la violence et ses entretiens avec des policiers, psychiatres, avocats, associations, philosophes..., Sarah Barukh cherche à comprendre l'emprise, les schémas communs aux féminicides et le rôle de la société dans ces assassinats.
Un livre hommage pour se souvenir et faire réfléchir à notre implication à tous, collectivement.
125 voix et des milliers se lèvent pour que ces meurtres cessent.

Tous les bénéfices des ventes de ce livre seront reversés à l'UNFF.

La route 66
par Pia Petersen

Hommage à Stéphanie Massonot

Elle se regarda dans le miroir et lissa ses cheveux roux. Elle venait de refaire la couleur et elle était ravie du résultat. Ce carré long n’était pas mal du tout. Mais elle les couperait plus court la prochaine fois, avec une décoloration blond vénitien. Derrière elle, sur la chaise, son peignoir rouge à pois blancs. Elle tournoya pour s’examiner. Mince de nature, elle ne prenait jamais de poids et elle pouvait se permettre de manger autant de chocolat qu’elle le voulait. Sa fille blaguait toujours à ce sujet. Stéphanie étudia son sourire dans le miroir. Laurie lui manquait. Elle ne l’avait pas vue depuis quelques mois et Laurie avait été surprise quand elle l’avait appelée. Elles avaient rendez-vous dans leur restaurant préféré, l’Estaminet, pour le déjeuner. Luc essaierait de les rejoindre. Elle avait hâte de voir ses enfants et de trinquer avec eux devant une pizza et un bon verre de vin et de les écouter lui raconter leur vie. Ils se disaient tout. Pas de secret dans leur famille.

Elle ouvrit son placard et choisit une robe indigo et des chaussures assorties. Elle aimait le rouge mais la décoration du restaurant était rouge et aujourd’hui, elle voulait rendre visible, détonner, se sentir audacieuse. Lentement, à cause de ses articulations douloureuses, elle déposa la robe sur le lit et les chaussures par terre. Les couleurs étaient parfaites. C’était sa fierté d’être toujours le plus chic possible. Depuis un long bout de temps, elle n’achetait rien, se négligeait et faisait directement le trajet du boulot à la maison sans s’arrêter.

Mais aujourd’hui était un grand jour, un jour de fête. Elle avait décidé de reprendre sa vie en main, de laisser son peignoir rouge sur la chaise, de s’habiller et sortir pour goûter à la vie. Lundi, en revenant du travail, elle s’était assise sur un banc dans la rue principale et elle avait observé les gens. Il faisait beau et doux, un dernier jour d’été, avec cette trace de mélancolie que le soleil abandonne derrière lui quand il cède la place à la nuit. Subitement elle eut un moment de joie intense et une vague de désirs déferla dans son corps, une envie folle de rire et de danser et de manger la vie à pleines dents. Elle s’était sentie forte, si forte, comme avant. Elle se souvint de la fois où sa mère lui avait interdit de porter la robe qu'elle avait enfilée pour aller en cours. Il fait trop froid, tu mets un pantalon, lui avait-elle dit. Dès qu’elle était arrivée à l’école, elle avait enlevé ses vêtements et elle avait couru toute nue dans la cour.

Une porte claqua. Ses muscles se contractèrent et le dos raide, elle ne bougea plus et ne respira plus. Ça ne pouvait pas être lui. Elle attendit, des picotements le long de sa colonne vertébrale. Un mouvement léger, comme de l’air qui se déplace, la glaça puis elle vit l’un de ses chats passer et sauter sur le lit. Nutella, tu m’as fait peur. Elle se secoua et respira à nouveau et eut presque les larmes aux yeux de soulagement. C’était derrière elle tout ça. Derrière elle. Elle prit son téléphone et sélectionna un morceau de rock et elle fredonna et fit quelques pas de danse. Ça aussi lui manquait. Danser, boire un verre avec les copines, faire les folles. La semaine prochaine, elle organisera une soirée avec elles. Elle avait déjà choisi un café sympa où elles se donneront rendez-vous. Elles dégusteront du champagne avant d’aller au restaurant.

Elle avait tant de choses à raconter à ses enfants et une belle nouvelle à leur annoncer. Elle s’était enfin décidée. L’année prochaine, elle partirait sur la route 66, pas à moto à cause de son dos mais en voiture. Depuis toujours elle rêvait de ça, Chicago, les grands espaces américains, l’Arizona et Bagdad café, le désert des Mojaves, Las Vegas, les villes fantôme, les motels, le Grand Canyon, Los Angeles, Hollywood. Elle s’imaginait l’étonnement de sa fille et de son fils quand elle leur proposerait de l’accompagner. Elle aimerait faire ce voyage avec ses enfants. Ils partiraient tous les trois pour un mois. Ce serait le voyage de leur vie et ils s’éclateraient, comme avant. Elle n’oublierait jamais leurs vacances à la montagne lorsqu’ils étaient plus petits et leur descente en luge, comment ils avaient ri.

Ils allaient passer une belle soirée et ils parleront de la maison qu’elle venait d’acheter, quelles couleurs pour les murs, où poser les meubles.

Elle mit sa robe et ses chaussures en fredonnant et quitta la maison en esquissant quelques pas de danse.