Insolence et nonchalance

L'EXPRESS
Pia Petersen
Juillet 2008

Installée en Provence où elle ne fait plus qu’écrire, cette blonde aux grands yeux clairs se sent en famille. Tant et si bien que dans la cité phocéenne où elle vient de terminer son quatrième roman, on la surnomme désormais… la Marseillaise d’origine danoise.

Il m’a proposé de m’installer avec lui à Aix-en-Provence et j’ai dit oui. Tu verras. C’est la plus belle ville de France, il y a des fontaines et il fait beau puis c’est le pays de Cézanne et de Zola et la Provence est magnifique. Il y a bien sûr Marseille, mais on n’est pas obligé de s’y rendre. Marseille, la ville des trafics, avec ses bars tenus par le milieu, une ville à problèmes: on peut ne pas y aller, mais il y a quand même la mer, la mer qui s’étale tout au long de Marseille, la plus belle corniche du monde. Je voulais vivre en Bretagne, dans les tons gris, de toutes les nuances et être entourée d’arbres nus, couchés par le vent mais tant pis. Pourquoi pas la Provence? Et puis pourquoi pas Marseille?

On m’a dit que Marseille est la ville du clair-obscur. La ville où les rues se jettent dans la mer. La ville qui tourne le dos à la France. La ville qui à deux reprises avait perdu son nom. La Ville sans nom.

J’ai d’abord vécu dans la campagne provençale, coincée dans une maison rose entre la Sainte Baume et la Sainte Victoire. C’était la plaine et il n’y avait rien. Des guêpes, des mouches, des moustiques et des cigales. À Trets, le village le plus proche, on jouait à la pétanque et il faisait frais sous les platanes et les Provençaux buvaient le pastis ou du rosé frais. Tous les jours, je regardais les deux montagnes et les buissons, et il faisait chaud, épouvantablement chaud. Puis le mistral se lève et il fait plus froid, parfois on est glacé et il souffle de toutes ses forces. Van Gogh est devenu fou à force de mistral. C’est un vent qui se mesure à chaque personne et on finit par le redouter, on se bat contre lui et ce doit être pour ça qu’il rend fou. Il n’y a pas eu de roman entre les deux montagnes ni même d’inspiration et je me suis installée à Aix-en-Provence.

Pour Cézanne, Aix-en-Provence était l’enfer sous le soleil et pourtant c’est une vraie carte postale. On vit dans des décors de théâtre, il y a une atmosphère culturelle qui donne de l’épaisseur, il y a des étudiants et l’on se dit que ça bouge beaucoup. J’avais l’impression que le temps était éternel, que je vivais dans une ville idéale où tout allait bien, parfaitement bien. On boit des cafés sur le cours Mirabeau et l’on regarde les gens passer. Il y a beaucoup d’églises et le ciel est toujours bleu. Je n’ai pas vraiment fait de rencontre, je flânais et pensais aux livres que j’allais écrire un jour et en commençais des ébauches qui ne se situaient nulle part. Rien que des ébauches. On dit qu’en Provence, on ne connaît jamais personne.

Puis j’ai eu une idée. De l’argent et une idée. Il fallait ouvrir une librairie-café. Des étagères croulant sous les livres et des tables de bistrot disséminées dans la librairie. Il fallait créer une agitation culturelle et politique. Aix était trop chère et j’avais lu Désert, de Le Clézio, et j’avais aimé ce livre poétique et si dur. Je me demandais à quoi pouvait réellement ressembler Marseille. On m’a dit que Marseille était en train de changer et allait redevenir une ville importante.

Quand on arrive à Marseille par la nationale, on a du mal à s’en remettre. On passe par des zones industrielles désaffectées et il n’y a rien, des bouts de ville à l’air morne et des gens qui se traînent. Il ne faudrait jamais entrer dans la ville par le nord. On dit qu’à Marseille il fait toujours beau. Parfois il y a de l’orage et quand il pleut, on ne sort pas. Marseille a quelque chose qu’on n’arrive pas à définir, comme une insolence ou une nonchalance.

On a ouvert la librairie-café et du coup je connaissais du monde, de tous les milieux. C’était un vrai melting-pot. Des écrivains passaient par là, Raymond Jean qui m’a présenté Hubert Nyssen, aujourd’hui mon éditeur, Izzo, Del Pappas, Ostende, Merle, Scotto et le chien Saucisse puis aussi Nucera, Philippe Val, Ravalec. C’était très vivant. Je commençais enfin à écrire vraiment.

On dit que Marseille est une ville difficile. Les Marseillais n’aiment pas obéir. Ils n’aiment pas les ordres. La ville m’avait repoussée et pourtant elle ne me lâche pas. Je pourrais vivre ailleurs mais où? Maintenant je ne sais plus. Je suis là et on m’appelle la Marseillaise d’origine danoise. Je fréquente une galerie d’art contemporain, Porte Avion, quelques cafés comme la Banque ou la Caravelle et des restaurants de la rue Sainte.

Je visite souvent la région, la Camargue, le Luberon, le Var. Il avait raison, c’est très beau et on a l’impression de participer à un film de Pagnol.

Je tente toujours de m’échapper et vis la moitié de mon temps à Paris. Mes romans se situent à Paris et je pourrais y vivre complètement mais je reste à Marseille. La ville a quelque chose, je ne sais pas quoi mais il y a quelque chose. Une fascination. Quelque chose de profondément humain. Elle est indisciplinée et insoumise. Elle est incontrôlable et inflexible. Et absolument pittoresque. Tout peut arriver. A Marseille, tout devient curieusement possible et on reprend en main sa liberté. C’est une ville où l’inattendu est au coin de la rue. Le matin, au vieux port, il y a le marché aux poissons, les pointus sont amarrés juste derrière et les gens viennent de tout Marseille acheter des poissons. Chez moi, tout près du Vieux Port, j’oublie souvent de fermer la porte à clé.

Je me demande toujours comment les Marseillais me perçoivent et je sais bien que je n’aurai jamais la réponse. Ils voient les gens et la vie avec flegme, et je suppose qu’ils me perçoivent ainsi. On devient Marseillais de force et c’est comme entrer dans une famille. On ne s’aime pas forcément et on se dispute, et Marseille m’agace souvent, mais on est en famille, voilà tout. En tant que Danoise déracinée, c’est parfait.

Être et ne pas être Marseillaise, en même temps, comment faire mieux pour n’être nulle part?