À la recherche
de Percival Everett

Texte paru dans le n°85 de La Revue L'Atelier du roman et dans L'Humanité

Percival Everett, que je considère comme l’un des écrivains les plus importants d’aujourd’hui, est enfin assis juste à côté de moi. Nous sommes dans le désert de Mojave en Californie, installés sous un parasol qui nous protège du soleil et autour de nous, les dunes de sable. Plus loin, quelques yuccas brevifolia en fleurs aussi appelés arbres de Josué et des Larrea tridentata, ou créosotiers. Il boit de l’eau de sa gourde, attendant que je pose des questions. Il ne semble pas pressé. Il y a comme un étrange silence, presque surnaturel. Il me dit que je dois écouter, être attentive et j’entendrai.

Ce n’était pas facile d’obtenir ce rendez-vous ni de m’y rendre. J’ai dû franchir huit fuseaux horaires, changer d’avion deux fois, négocier avec l’immigration, prendre un bus jusqu’au désert et faire le dernier bout à pied mais cela en valait la peine et si ça ne tenait qu’à moi, je rendrais la lecture de son œuvre obligatoire. J’ai lu tous ses romans, dix-neuf pour le moment, ses nouvelles et ses recueils de poésie en français et en anglais et afin de préparer mon entretien, j’ai étudié, non sans appréhension, des essais sur son travail, des analyses minutieuses, riches et complexes mais infiniment éloignées de ce que j’ai lu moi-même, comme s’il manquait toujours quelque chose d’essentiel. Maintenant qu’il est assis à côté de moi, il paraît si simple et si direct que j’ai du mal à faire le lien avec tout ce que j’ai lu sur lui et ça me rassure. Je me rends compte que les questions que j’ai préparées émergent plus de la manière dont les critiques le lisent que de ma propre lecture et c’est sans honte que je les laisse tomber. Tout est déjà dans ses écrits.

Ou pas.

Multiforme, toujours différente, jamais ce qu’on croit, son œuvre échappe à toute catégorisation aussi sûrement que Houdini le prestidigitateur s’évadait de ses chaînes. Écrivain, professeur de creative writing à l’USC de Los Angeles, l’université la plus renommée de Californie, il est peintre, poète, philosophe, musicien de jazz/blues et aussi père de famille, entraîneur de chevaux, de mules, pêcheur de truites, sculpteur sur bois et probablement bien d’autres choses encore. Avec un oiseau, un corbeau freux, parfois perché sur son épaule, il a écrit Suder, Désert américain, Glyphe, Blessés, Percival Everett par Virgil Russell, son dernier roman que j’ai posé par terre à côté de moi, Pas Sidney Poitiers, Effacement, Frenzy, God’s Country, For Her Dark Skin, Zulus, Half an Inch of Water, Trout’s Lie... So much blue. Il me dit que l’oiseau a fini par prendre son envol et qu’il aime peindre autant qu’écrire.

Certaines de ses toiles sont reproduites dans son recueil de poésie Nageant, nageurs, nageant et j’ai pu voir de plus près l’une de ses peintures. Il m’a semblé voir un visage, peut-être un alien, ou un fantôme mais je n’ose pas lui demander. Il se penche en avant sur sa chaise et enlève ses chaussures et enfouit ses pieds dans le sable.

Il a réussi quelque chose d’essentiel. Il a trouvé le moyen de faire penser à une époque où l’on déploie tant d’efforts pour en éliminer la possibilité même, faisant de sa fiction un nouveau champ philosophique et du champ philosophique une fiction. Mine de rien, il allie ces deux genres et ouvre la voie vers de nouvelles manières de philosopher et de penser. Cela n’est possible qu’à condition de faire entièrement corps avec son œuvre, que l’esprit se fonde dans le corps et que le corps devienne tout entier esprit. On commence la lecture de Walk Me To The Distance ou Le Supplice de l’eau sans se douter qu’on va vivre l’expérience de penser sur le vif et on est saisi et surpris, presque pris en flagrant délit de dénicher les questions qu’il planque dans des mots qui ont l’air différents de ce qu’on croit se rappeler. Au lieu de se laisser passivement guider par un énoncé définitif, on frissonne d’excitation en se posant des questions qu’on n’aurait jamais imaginé poser de cette manière-là avant de l’avoir lu. Je ne connais pas d’acte politique plus important ou plus révolutionnaire ni d’acte créateur plus grand.

Une brise presque au ras du sable en fait tournoyer la surface et soulève la poussière et il enfonce plus profondément ses pieds dans le sable. Il dit que la danse de la Tarentelle permet de dissiper le venin de la Tarentule et qu’il ne danse pas. Il évite de se faire piquer. Il y a des scorpions aussi et un lézard nommé Monstre de Gila qui est plutôt impassible.

Passionné par la mythologie grecque, le langage, la logique, Percival Everett interroge les théories sur l’identité, le sens, le non-sens, il invente des dialogues délirants, certains surréalistes, entre Frege, Derrida, Baldwin et Socrate, Wittgenstein, Nietzsche et on réapprend l’impertinence en dépit de Roland Barthes. Son imaginaire absolument débridé et pourtant si parfaitement ajusté nous expose des situations hilarantes, comme l’évasion d’un laboratoire clandestin de Jésus clonés en survêtements bleu ciel, ou les galères d’un homme qui sauve un éléphant qu’il nomme Renoir et qui finit par réaliser son désir, voler de ses ailes/bras, l’homme, pas l’éléphant, ou l’histoire peu probable qu’il a cherché à raconter depuis toujours sur un homme qui cherche le dentier qui a disparu de la bouche d’un autre homme qui a trop bu, pour ne pas oublier le malheureux Ted qui rate son suicide à cause d’un accident de voiture où il est décapité avant qu’on lui recouse la tête, ou les kidnappings successifs d’un bébé surdoué qui refuse de parler, doté d’un génie qui ressemble étrangement à celui de Percival Everett, génie si encombrant pour qui est discret qu’il faut le dissimuler quelque part et pourquoi pas dans le labyrinthe des pensées d’un bébé. Autant de plis de son être, ces multiples personnages vivent sous son nom, à moins que ce ne soit lui qui vive sous les leurs. Son humour, une évasion de lui-même? Une façon de se masquer? C’est seulement que mon cerveau est en permanence engagé dans une activité frénétique, dit Bébé Ralph/Percival Everett. Du non-sens au sens, du sens au non-sens, où est ma tête, faire sens, donner du sens, les structures et les questions tournoient comme une tornade, l’apocalypse n’est jamais loin. Il pense le langage, à sa manière. Il dit que sans langage, on n’existe pas. Sans langage, on s’entretuerait jusqu’au dernier. Le langage est tout.

Il me raconte qu’il a abandonné ses études philosophiques parce qu’elles l’éloignaient plus qu’elles ne le rapprochaient de la philosophie. Il ne sait plus comment il a commencé à écrire de la fiction, juste qu’il l’a fait. Quand il en a le temps, il s’assoit et écrit et quand il peut, il étudie et lit, beaucoup. Il y a tant de choses qu’il ne connaît pas puis, plus il apprend, moins il sait... L’infini est vaste, les perspectives infinies, géométriques, paradoxales, signifiantes, axonométriques. La liberté qu’il se donne d’écrire ce qu’il veut et non pas ce que l’on attend de lui l’impose sur la scène littéraire comme un écrivain non catégorisable et incontournable. Il ne sait pas qu’il est considéré comme incontournable. Il me confie n’aller que rarement sur Internet, il sait à peine ce que sont les réseaux sociaux et quand je lui dis qu’il existe un compte Twitter à son nom, il a l’air presque paniqué, comme quelqu’un qui se sent tout à coup traqué, on s’empare de lui, de sa vie.

Il est soulagé d’apprendre que c’est au nom de Not Percival Everett, quoique...

J’ai l’impression d’entendre une sonnerie et il sourit. Il l’avait bien dit qu’il fallait écouter, être attentive. Peut-être est-ce la sonnerie de la légendaire cabine téléphonique du désert, ou la Mojave Phone Booth. On l’avait pourtant enlevée mais qui sait? Les sons errent, eux aussi...

Il semble dans son élément dans le désert, bien mieux que dans un cocktail où d’après les rumeurs il n’aime pas parader, comme il ne cherche pas impérativement à séduire et à occuper l’espace médiatique et il ne s’inquiète pas de savoir si on aime ce qu’il dit/pense/écrit. Il y a de quoi envier cette insolence avec laquelle il garde le cirque intellectuel à distance. Ça paraît si simple. Pourquoi ne fait-on pas comme lui? Hein? Mais qui se permettrait d’être aussi exigeant? Rares sont ceux qui s’autorisent son intransigeance. On ne comprend pas ce qu’il écrit? C’est dommage mais pas grave, c’est bien de ne pas tout comprendre, c’est stimulant et n’est-ce pas mieux d’être curieux qu’être un sans-art, un sans-culture? Je me rends compte que je n’ai pas l’intention de repartir avec des réponses, je n’en ai pas besoin. D’ailleurs il ne répond que rarement aux questions, il préfère de loin les poser en bousculant les théories, elles en ont le tournis... Pas de réponses aux questions, des fictions qui continuent au-delà de la fin, qui ne se terminent jamais... Autant de façons de refuser les catégories... Autant de manières d’être insaisissable... J’aimerais peindre cette humanité si singulière que je ressens en lui, ce qu’il a d’unique, comme cette intelligence du cœur qui est la sienne.

Il s’amuse avec des analyses de théories scientifiques, philosophiques, logiques qui culminent dans des remarques terre à terre, ordinaires. Je ne suis qu’un cow-boy, il dit. Il me semble timide, pudique même. Il est différent... Mais qu’est-ce qu’être différent? Une dimension humaine dans un face-à-face avec ses perspectives intellectuelles. L’accès vers son œuvre doit se trouver dans ce clin d’œil empreint d’humour mais aussi d’ironie. Joue-t-il aux échecs? Son approche du langage m’a troublée. Bien au-delà de sa logique, le mot devient organique, toujours en extension, inventant les couleurs, les sons, les odeurs, un ajout de définitions mais qu’est-ce que définir? La liberté, l’aisance avec laquelle il joue avec les mots, est-ce une conscience innée du verbe? Voit-il le monde à partir du langage? Une pensée organisée par le langage? Le génie, n’est-ce pas la conscience qu’on a de ce qui se trouve là, avant même qu’on le découvre? Il crée, il fait de l’art, il a ça dans la peau. Il sera toujours en train de chercher le moyen de mettre au jour d’autres approches pour poser des points d’interrogation dans un monde trop sûr de soi. Il dit que l’art contribue à faire du monde un meilleur endroit et de lui un meilleur homme. Même quand il ne le veut pas, il s’interroge. Comment mettre à l’arrêt ce flot de pensées? Il déploie ce fil logique qui est le sien, un sens qui relève autant de l’intuition que des mathématiques et de la raison. Un coup d’œil et il voit tout, l’harmonie et la dysharmonie, il synthétise intensément, l’ensemble et le détail en même temps. Il est ce lien qui relie ses romans qui, malgré leur diversité, forment un ensemble cohérent. Il y est très présent mais à une distance entretenue par l’humour, par son regard sur le langage, par la vitesse de son penser. Je lui demande s’il crée lui-même cette distance parce qu’il la désire ou si elle existe en lui, malgré lui. Trouver comment s’évader de la distance par la distance fictive et la rendre viable.

Il regarde au loin. Il attend le Roadrunner. Il m’explique que le Geococcyx californiaus, dit plus simplement le géocoucou, est un coureur de route, un oiseau qui se prend pour quelqu’un d’autre et qui court plutôt que de voler. Lui aussi est différent. Plus loin, quelque part dans le désert, on trouve le cimetière des avions, impeccablement alignés les uns à côté des autres. Des colibris, ou oiseaux-mouches, s’amusent dans les arbres de Joshua. Il me demande si j’ai vu le rat-kangourou et il fait un geste vers l’horizon où je vois une ombre. Les animaux ne m’ont jamais menti, dit-il.

Je répète ma question sur la distance et il répond qu’il ne veut pas être mais disparaître et quand je lui demande s’il n’a pas disparu dans la fiction depuis longtemps déjà, il a ce sourire chaleureux qui transmet l’envie de rire, pour rien, parce que ça donne envie de rire. Il insiste, il dit qu’il veut disparaître derrière ses écrits, habiter sa peinture, se fondre dedans, devenir abstrait. Si on le décèle, lui, dans ses écrits, c’est qu’il les a ratés. Percival Everett disparaît mais apparaît en tant que personnage dans Pas Sidney Poitier, toujours décalé, vu de loin par lui-même, il jongle avec les négations, avec ses négations. J’entends sa voix qui traverse ses romans, alors, surtout, qu’il continue à rater son effacement. Sa voix, l’élément stable. Ses romans sont-ils des définitions détournées qu’il forge de lui-même? On ne sait jamais si un chat est un chat, ni sur quel pied danser. De toute façon il ne sait pas danser. Il s’éclipse mais paraît autrement, il est art en plus d’être artiste, il est écriture en plus d’être écrivain, ce qui ne fait qu’ajouter encore du mystère à cette magie dont il parle en disant que l’écriture est magique. On ne sait pas d’où ça vient mais c’est là... Il a ce sens de l’autodérision qui lui donne le recul nécessaire pour s’utiliser lui-même en tant que matière brute. Et si Van Gogh avait eu de l’humour en s’observant en tant que modèle pour ses autoportraits? Il aurait été Percival Everett. Et pourquoi ne pas s’amuser? On sait bien que rien n’est plus sérieux que le jeu. Nous, ses lecteurs, le prenons probablement plus au sérieux que lui-même. J’aimerais savoir ce qu’il en pense mais la réponse serait espiègle, oui et non mais continue à y penser, c’est de ça qu’il s’agit, lancer la pensée sur les pistes, c’est ce qui est amusant, être sur la piste. Être en quête. Pourquoi cibler une connaissance absolue? Étudier encore et encore, non pas pour maîtriser le monde par la connaissance mais pour enrichir sa vie, avec de l’humour, toujours. Mark Twain a dû beaucoup s’inspirer des écrits de Percival Everett. Il dit pourtant n’être qu’un cow-boy. Un écrivain cow-boy qui aime le désert, les montagnes, les rivières. Je lui demande s’il y a des iguanes et je m’en veux de ne pas poser des questions plus essentielles. Il me raconte que quand il ne dort pas, il contemple le paysage, ses couleurs, ses nuances, ses variations, si proches de sa pensée, une géographie dans laquelle il pourrait peut-être un jour se dissoudre et qu’il s’inquiète du manque d’eau dans le monde. Ce qu’on fait de la planète est si triste. Les hommes n’aiment ni la terre ni les hommes. A-t-il vraiment dit ça? Je n’en sais rien. Il n’y a rien autour de nous, rien que du sable et quelque part, le souvenir d’une cabine téléphonique. Les dunes sont si calmes, elles ont l’air douces, on a envie de tendre la main et les toucher. C’est étrange et magique d’être assis au milieu de nulle part, sous un parasol et parler de tout et de rien avec son écrivain préféré. L’air semble flegmatique et poli, le temps s’est ralenti et l’idée de quitter ce bout de sable me semble absurde. Le monde s’est perdu au loin et ça fait un bien fou de renouer avec le sens des choses. Aujourd’hui où l’on déshumanise non pas l’individu mais l’humanité tout entière, où l’élément humain est coté en Bourse, ravalé au rang de simple vecteur économique, lire l’œuvre d’un écrivain qui décrypte le singulier dans chaque être, sans se demander si les fous qui vivent dans le non-sens, ou ceux qui sont différents et qu’on appelle trop souvent des monstres, ou les exclus de l’ensemble sont utiles ou non au monde, apporte sacrément de la chaleur à un monde insensible.

Je me dis que devenir abstrait, insaisissable, en finir avec les limites, c’est peut-être ça, être libre. Une fourmi passe...