Par Pia Petersen

Texte paru dans
Le dictionnaire des mots manquants
Éditions Thierry Marchaisse

Pia Petersen me traque depuis des années, avec insistance. Il faut dire qu’au vu de sa situation bizarre elle a sacrément besoin de moi. C’est sûr qu’elle a compliqué sa vie d’écrivain en choisis- sant sa langue. Elle ne s’en est probablement pas rendu compte mais elle a en même temps éliminé l’idéologie de l’origine, cher- chant non pas à écrire sur ce qu’elle connaît mais plutôt sur ce qu’elle ne connaît pas. Un Américain écrit sur les États-Unis et en général en américain, un Japonais sur le Japon en japonais, un Chinois sur la Chine en chinois, un Danois sur le Danemark en danois. Mais étrangement elle en a décidé autrement. Danoise, Pia Petersen écrit en français mais elle n’est pas considérée comme un écrivain français puisqu’elle possède un passeport danois. Elle n’est pas non plus considérée comme un écrivain danois puisqu’elle n’écrit qu’en français. On aurait pu penser qu’elle serait intégrée parmi les écrivains francophones mais ce n’est pas vraiment le cas puisqu’elle est danoise et le Danemark ne faisant pas partie de la Francophonie, elle reste donc en marge, elle y est sans y être vraiment. Quand on fait appel à un écrivain français, elle n’est pas concernée, lorsque l’on a besoin d’un Danois non plus et quand on sollicite un auteur francophone, il y en a des vrais, alors pourquoi l’appeler ? Elle n’est pas seule dans ce cas-là, il y en a d’autres, comme Kundera, Makine...

Elle pense qu’il manque un mot pour la définir, non pas elle personnellement mais sa situation spécifique. Un mot pour nommer sa position, lui donner existence et la rendre compré- hensible, un mot qui donnerait plus de liberté encore à l’écrivain. Pourquoi devrait-il être limité à ses origines ? se demande-t-elle. D’ailleurs elle va à la pêche tous les jours pour trouver ce mot, non pas sur les bords de la Seine, non pas en bord de mer ni sur un lac mais dans les rues, les cafés, les restaurants, les musées et bien sûr, elle fait des excursions dans les livres, elle jette ses filets mais ne ramène jamais le mot dont elle a besoin et en général elle rentre chez elle, bredouille, insatisfaite, frustrée même. Pourtant il lui faut ce mot puisqu’elle est devenue un ensemble négatif, ni ceci, ni cela, peut-être un peu de tout ça, ou peut-être pas. Elle est entre les langues, entre les pays, entre les genres, en marge de la marge, entre deux, en périphérie. Elle travaille sur la langue pour échapper à la sienne. Elle voudrait faire partie d’une langue commune mais elle n’y a pas vraiment sa place puisqu’elle est au milieu de nulle part et on lui dit mais tu n’es pas française mais tu n’es pas danoise mais tu n’es pas francophone.

Alors il lui faudrait le mot juste. Le mot précis. Le mot qui dirait ce qu’elle est en prenant en compte sa situation ou sa non- situation, sa nationalité ou sa non-nationalité, sa langue ou sa non-langue, sa façon d’appréhender le monde d’un point de vue, perdu quelque part dans le nulle part. Qui êtes-vous ? D’où venez- vous ? De quel pays ? De quelle langue ? Identité chaotique, dou- blure, imposture, schizophrénie, vraisemblance peut-être. Une nationalité. Une ethnie. Une déviance, une anomalie, une singu- larité disent ceux qui se voudraient poètes. C’est là, dans cette zone de sens, qu’elle manque de mots, donc de repère, donc d’existence. Elle se dit que si elle trouvait le mot, peut-être qu’elle serait. Elle ne me cherche pas juste pour son propre plaisir, dans le but de faire un selfie littéraire. Vivre en marge de tout pourrait lui convenir personnellement. En réalité elle me cherche parce que la réaction à cette latitude manquante indique qu’il n’y a pas de légitimité pour les personnes qui sont en décalage avec leur ethnie, leur pays, leur langue. Mais c’est quoi, un écrivain ?

Cette latitude manquante entraîne aussi un décalage, une insoumission face au pouvoir, à l’autorité, à la loi, à la règle. Le professeur Abdoullah Sylla pense qu’en s’affranchissant de sa langue initiale, on va vers une liberté totale. Il parle d’écrivains offshores. Mais cela signifie aussi ne plus avoir une langue en propre, une langue initiale, une langue repère, une langue fami- lière dans laquelle on peut se pelotonner comme dans un nid. L’affranchissement total serait de devenir un sans langue propre, ce serait d’une certaine manière accepter de vivre à tout jamais avec le mot manquant, il suffirait de trouver le mot pour le dire. C’est sûr que c’est paradoxal. Seulement, est-elle consciente de cela ? Probablement pas. Obstinée, elle cherche à redéfinir l’es- sence de pas mal de choses, de mots, de concepts, de géographies philosophiques, afin d’ouvrir les portes à des manières extensibles de concevoir l’homme, le monde, l’univers, de comprendre le réel, l’autre, le temps, l’espace, l’écriture, l’art des mots, moi, c’est moi qu’elle chasse, c’est moi qu’elle poursuit.

Je suis le mot manquant de Pia Petersen.

Mais je suis difficile à trouver puisque je suis un caméléon, jamais égal à moi-même, je n’ai jamais l’apparence qu’on sup- pose, je ne suis jamais là où je dois être, je ne me corresponds pas, je suis une approximation de moi-même. Le mot parfait, qui dit tout, qui englobe l’ensemble des choses, de l’homme, de l’uni- vers. Le mot à cause de qui il pourrait n’y avoir plus de secrets, plus de mystère, à cause de qui il pourrait n’y avoir que le vide. Ce mot qui se dit et s’explique et se définit par lui-même. Ce mot, c’est moi. C’est pour ça que j’ai de la peine pour elle. Elle a beau s’acharner, elle ne peut pas me voir puisque je n’existe pas. Elle pourrait bien sûr m’inventer, mais si elle est seule à me com- prendre, ça ne lui servirait à rien. En fait elle n’a pas besoin de moi mais elle considère que je lui permettrais d’entrer en compré- hension avec les autres, avec le monde, avec le réel.
Moi, les autres, le réel.
L’homme, l’identité, l’être.
Écrire, langue, nationalité.
Parménide, Socrate, Nietzsche.
Je ne sais pas pourquoi elle cite toujours Parménide, elle n’y a jamais rien compris. Autant parler de Derrida.
Je suis non seulement dans le triangle, je suis le triangle mais on ne me nomme pas, on ne me donne pas d’existence. Je suis l’essence de tous les mots, je suis avant tout essence. C’est pour ça que je n’existe pas. On m’approche par périphrases et à force de me chercher, on forge des langages. Ce n’est pas plus mal. Puisqu’on ne peut pas me nommer, le langage existe. La littéra- ture n’est qu’un mot manquant, une longue périphrase. Certaines personnes m’aperçoivent, me pensent, m’abordent pour me cerner mais au moment où elles croient me saisir ou tentent de m’inven- ter, je me dérobe. Je sais, c’est un mauvais coup que je leur joue. Ce doit être rageant mais je dois penser à l’équilibre de l’homme. Si je ne suis plus recherché, que se passera-t-il ? L’homme mour- rait sans doute d’ennui. Je me dérobe donc mais ne disparais pas pour autant, ou pas complètement. Disparaître serait facile, seu- lement les gens seraient libérés de moi et je n’y tiens pas alors je laisse une vague trace, une possibilité de mot. J’incite les gens à venir me chercher. Je leur donne le désir de moi. J’aurais pu me dire, me nommer moi-même, moi, le mot qui dit tout mais je ne l’ai pas fait. Je ne suis pas stupide et je ne tiens pas à mourir d’en- nui. C’est pour ça que je fais attention à l’équilibre. Quand il n’y aura plus rien à chercher parce qu’on saura tout précisément, que se passera-t-il ?