Banquet à Nauplie

Paru dans l'Atelier du Roman n° 69

Après l’avion et le bus, Nauplie enfin qui nous attend, belle comme elle a dû l’être depuis toujours. Il n’y a quasi plus de touristes, les cafés sont vides, la ville est à nous et à notre banquet. Il ne manque plus que Platon et Diogène. Nous sommes installées sous les platanes, à discourir sous le nuage lourd de la crise. Aux infos, on parle de la faillite, la cure d’austérité, le dépôt de bilan et les grecs se préparent à la grève générale. Ils ont l’air inquiet. Kazantzaki le dit bien, quand les riches enjambent, sans regarder, les corps des pauvres, c’est le signe de la fin du monde et on y est. On s’attend à voir Jésus apparaître lui aussi sous les platanes, sa croix sur le dos, tant l’ambiance est à l’apocalypse.
On, c’est la rumeur, la synthèse, le bruit qui court, qu'on entend dans la rue, en coulisse, c’est le murmure, des bribes, des courants, c’est flou, c’est l’air du temps.

François Taillandier dit en servant du vin que la version du Christ de Nikos Kazantzaki est intéressante, Jésus en crucifieur, pas encore crucifié. L'histoire n'est peut-être qu'une question de version à choisir. Mais qui la choisit? Sur quel critère? Et surtout, qui l’écrit? L’histoire, une question de rewriting. Il y a tellement de versions qu’on ne sait plus quelle est la bonne, la vraie. Peut-être qu’il n’y a plus de version vraie. Il y en a pour tous les goûts, économiques, médiatiques, romanesques… Nikos Kazantzaki réécrit le récit fondateur, il nous donne une version différente qui lui est propre, peut-être à son image. Il recrée Jésus en plus crédible, plus vrai que nature, plus proche de nous. Il nous offre un Jésus plus réel. Lâche, en proie aux doutes, désirant la tranquillité, il se bat contre lui-même, contre son destin. À sa parution, La dernière tentation du Christ avait fait scandale. Un roman qui fait scandale existe, il explose comme une bombe et ravage les certitudes. On s’interroge… Aujourd’hui, le Jésus de Kazantzaki pourrait sortir d’une télé-réalité en vrai anti-héros qui se récupère à la dernière minute, se fait crucifier et sauve le monde. Il y a de la rédemption et c’est tout ce qui compte, le happy end. Obligatoirement. On l’exige. Le scandale d’hier devient le happy end d’aujourd’hui, changement d’époque. Le nouveau Jésus est paumé à souhait, il veut la normalité, une femme, des enfants, bien manger. Il est comme tout le monde. D’ailleurs, dans la version originelle du Nouveau Testament, le Christ apparaît comme une pâle copie en carton, trop propre, trop lisse, trop bon, trop religieux, un peu fade.
Lakis Proguidis affirme entre deux verres de vin qu’on ne peut pas réduire les Évangiles à un récit puisque les Évangiles sont fondateurs d’une religion. En même temps il n’y a pas de religion sans récit.
L’écrivain écrit le monde, la société, l’homme. Pour exister réellement, durablement, il faut être écrit. L’écriture, la trace qui demeure. C’est peut-être ainsi que l’écrivain nomme, il inscrit le monde de façon durable dans le temps. Pour être, il faut être nommé. Les écrivains ont écrit la Bible, le Nouveau Testament, le Coran, Don Quichotte, les exploits de César, d’Alexandre le Grand, la Mythologie grecque, les voyages d’Ulysse, Zarathoustra… L’écrivain Matthieu se nomme apôtre et il nomme Jésus qui devient Jésus. Les Évangiles en autofiction. On pourrait alors penser que l’écrivain est utile. Qu’il a une raison d’être, un rôle, une fonction qui serait celle d’écrire le récit du monde, de la société, de l’homme.

L’écrivain dit pourtant de lui-même qu’il n’est pas utile, pas intéressant, que la télé-réalité intéresse bien plus qu’un roman. La vie à l’état brut sur un écran, les relations, amours et haines des personnes qui sont filmées en permanence et c’est ce que veulent les gens, voir un quotidien qui ressemble au leur pour qu’ils puissent s’y reconnaître. On se cherche dans la réalité des autres qu’on ne reconnaît plus comme autres mais comme une extension de soi-même. Puis il y a le storyteller, celui qui possède l’art de raconter une histoire, l’écrivain professionnel qui fabrique le récit approprié, commandé par le management, l’économie, le pouvoir politique. Enclin à donner aux gens ce qu’ils désirent, prêt à se façonner selon la demande, il dégomme sans problème l’écrivain qui prétend à une recherche de vérité, d’essentiel ou qui veut donner du sens aux choses. D’ailleurs l’écrivain n’est pas le seul à dire qu’il ne sert à rien. Tout pouvoir, tente, depuis toujours, de l’évincer. Hitler, Pol Pot, Mao, Staline. Platon chassait le poète de la cité. Aujourd’hui on a trouvé de nouvelles méthodes pour le neutraliser, tout en douceur. On instaure une littérature d'émotion, vide de questionnement. Le nivellement par le bas. L'intelligence au service de la bêtise. La valeur de l’intelligence dégringole, être médiocre est à la mode. L'écrivain devient inoffensif puisque la force de son écrit dépend de ceux qui l'interpréteront et qui déciderons ou non de l'importance de ses propos. L’écrivain bombe devient l’écrivain caniche. N’apportant plus un point de vue individuel mais participant à l’uniformisation de la pensée, il s’annule en tant que point de vue critique. On cherche les limites de l’écrivain, du roman, tout ce qu’il n’est pas et c’est assez simple puisqu’il dit lui-même qu’il ne peut prétendre ni à la science, ni à la philosophie, ni à la religion, ni même au divertissement. Pour penser, un écrivain doit faire semblant de ne plus penser, se tenir en embuscade. Tout spécialiste qui gravite autour de l'écriture semble avoir signé ce pacte. On dit que le roman est mort, et d’après Philippe Forest, on passe du vrai roman au roman vrai, un roman qui se fonde sur une expérience personnelle. De l’autofiction biographique. La télé-réalité, ou le besoin qu’a le public d’un réel sans danger, censée remplacer la vraie réalité déjà escamotée par les storytellers, s’introduit en littérature et impose une nouvelle limite au roman.

Les écrivains autour de la table se sont découvert une passion pour La dernière tentation du Christ, roman sacrément culotté, grandiose, écrit plus avec le souffle, comme le dit Philippe Raymond-Thimonga, qu’avec des mots et il se pose là comme un roman de vocation, d’intention. Ce n’est pas un roman gratuit, ni égotique, comme le souligne Dany Dufour. Sans doute ne serait-il pas publié aujourd’hui mais sous les platanes on y croit encore, à la force des mots, à la littérature, à la possibilité de changer les données, éclairer les problèmes, peut-être influer sur le monde, faire comprendre ce qui s’y passe, comprendre peut-être ce qui nous échappe, on y croit fort et on aligne davantage de mots, on ne sait jamais, quelqu’un pourrait les lire. Mais la télé-réalité et le storytelling ne sont pas bien loin et l’écrivain doit cohabiter avec. S’adapter. Refuser ces nouvelles tendances équivaut à devenir un esprit négatif, un négateur. On accepte les figures d’écrivains révolutionnaires comme Nikos Kazantzaki parce qu’ils font partie de l’histoire, le danger est écarté, on peut l’étudier en toute quiétude. Pourtant tout écrivain rêverait d’être cet écrivain-là. Je me demande chaque jours si ce genre d'écrivain serait encore possible, s’il aurait la force de résister à l’image que lui renverrait la société en manque de médiocrité affirmée. J’essaie d’imaginer ce que deviendrait le monde sans des écrivains comme Nikos Kazantzaki ? Sans des écrivains qui tenteront encore de s’élever au-delà de la foule pour comprendre comment le monde s’enchaîne, se lie, se construit ? Ont-ils des chances de survie ? Au travers la mise à mort de l’écrivain, c’est la mise à mort radicale de l’esprit critique qui est visée, la capacité de dire non, la possibilité d’aller à contre-courant. Au lieu d’interdire la recherche de la vérité, on l’évacue par la recherche obligatoire des émotions. Aborder la réalité pour l’interroger n’est plus important ni fondamental. L’écrivain se replie alors sur des récits de vie intimes, visant les sentiments. Il me semble qu’on est déjà bien loin de l’époque où l’on parlait de la pensée prêt-à-porter, aujourd’hui on est dans le domaine de l’émotion prêt-à-porter.

Il y a quelque chose de désuet, à être en plein banquet à un moment pareil de l’histoire. Le ciel est gris et un rayon de soleil transperce la grisaille. Sur le mur plus loin, les tags de l’abandon, la prospérité se montre en rêve abandonné et les mines grises des millions d’êtres sur toute la planète en témoignent. Sauve qui peut.

Nikos Kazantzaki s’inscrit dans notre contemporanéité, il est d’une actualité absolue. Matthieu le storyteller met les mots de Jésus par écrit afin d’immortaliser ses paroles, seulement il les transforme, s’écarte du réel afin de rendre le récit plus fort. Aidé par un ange, il crée la légende afin de séduire le public. Le management, un point de vue doté d’intérêts.

Insaisissable, l’écrivain crée des fables, des histoires, des mensonges, des réalités truquées, détournées, semblables, vraisemblables, fictives dans bien des cas, il bricole le réel, devient illusionniste, hypnotiseur mais il y a toujours un but, une recherche, une manière de voir, comprendre le réel. Dangereux, pas dangereux ? Interrogeant notre monde, notre relation au monde, il crée en même temps notre mémoire. Il nous donne à réfléchir et souvent aussi de quoi agir. En finir avec le livre, c’est en finir avec l’esprit qui ose dire non. Réécrire ce qui est équivaut à brûler les livres ou pourchasser l’intellectuel. Dans un souci du politiquement correct, on vire la pipe de Tati, la cigarette de Sartre. Exit la mémoire. On crée le livre électronique, une parole non-écrite puisque immatérielle qui permet de modifier la version originale à l’infini. La trace n’est plus réelle mais virtuelle, la trace n’est plus. Peut-être que l’écrivain doit s’habituer à ne plus être le seul à toucher à son travail… Écrire un livre qui n’est plus jamais fini, qui prend en compte l’influence de l’environnement, les rumeurs, les susceptibilités de tout un chacun. Le public, le lecteur qui participe, qui vote j’aime, j’aime pas par un simple clic. Sauvons les arbres, disent les storytellers qui savent raconter une histoire.

La vie est un truc qui fait peur. On ne maîtrise pas tout. Il y a ce qui est et ce qui devrait être. La vie serait plus belle si on pouvait la vivre comme dans une fiction, fabriquée sur mesure. Tout serait tellement parfait. Il faut réécrire ce qui est, ce qui nous fait mal, pose problème. Le commerce, l’industrie, la science, la politique, la communication, les médias savent comment le faire. Ils deviennent les scénaristes de la réalité, des storytellers qui font de la réalité une fiction, qui érigent un produit à vendre en mythe, une escroquerie en polar, une guerre en légende. Le business sur fond de fiction. Contrôle de l’opinion. Ils font tout passer par les histoires, tout et n’importe quoi. Les gens veulent des fables, il faut leur en donner, il suffit de doser correctement en sentiments, en émotions. Pourquoi pas ? Platon utilisait bien le mythe pour s’expliquer. Les gens savent ce qu’ils veulent, ils exigent un réel qui s’écrit comme un scénario où tout serait prévu pour les divertir, les sécuriser et les storytellers se frottent les mains. En éliminant en douceur l’esprit critique, ils prennent le pouvoir sur l’esprit. Puis étant aux prises avec une multiplication de fausses réalités, de fausses histoires, de fake stories, une littérature du réel qui transforme les informations en romans feuilletons, on ne sait plus discerner ni distinguer le vrai du faux. D’ailleurs on ne cherche plus à distinguer quoi que ce soit. Il s’agit d’écrire puis d’adhérer à la bonne histoire, celle qui touche l’émotion, peu importe la vérité. La fiction déborde désormais de son cadre romanesque pour s’écrire dans la réalité.

Le Christ cède à la tentation d’une vie normale et Paul, pour sauver le monde, garde secret sa désertion. En fabriquant une autre vérité, plus adapté aux besoins immédiats, il sauve le monde. Ainsi, le monde n’a plus besoin de Jésus. Paul raconte une histoire et c’est ce qu’on veut, qu’on nous raconte des histoires. La réalité ne tient plus qu’à ça, le récit en cours. La fiction du roman est virée, on n’en a plus besoin. L’écrivain doit écrire sur sa propre vie, sur ses émotions, sur son vécu. On lui dit de lâcher prise, ne plus vouloir s’élever au-dessus de ce qui est mais s’occuper de ce qui est là, dans le présent immédiat, la vie à soi, la vie du corps. Il doit avoir vécu ce dont il parle. C’est la seule réalité que l'on veut aujourd’hui, celle qui passe par un roman et qui n’a pas l’impact d’une réalité réelle. Le virtuel en jeu de miroir. Les gens veulent regarder la vie des autres, dans leur réalité spontanée, non-pensante, émotionnelle. Plus question de démarche spirituelle, philosophique, plus question de chercher le vrai ou la vérité. On se demande plutôt si c’est crédible ou pas, si on peut y croire, si c’est bien fait. De toute façon, ce qui est vrai, c’est ce que je vois et c’est vrai puisque je le vois. On n’a plus besoin de s’élever mais de s’asseoir, l’écran nous propulse des réalités vraies à l’infini et on est toujours impliqué à titre personnel puisqu’on se reflète dans ces histoires qui correspondent à chaque fois à notre vie, à nos désirs, non pas à ce qu’on aurait pu vouloir, à condition de fournir un effort nécessaire mais à ce qu’on est dans le présent. Abandon du désir d’aller au-delà de soi. Pourquoi aller au-delà de soi ? La télé-réalité nous hisse au rang de star. Voir celui qui est comme soi-même à la télévision nous donne de l’importance. Fasciné par soi sur l’écran, on se console de sa vie en se disant que cette vie-là est la meilleure qui soit puisque c’est une vie de star.

Aujourd’hui où l’on est coincé entre la télé-réalité et le storytelling médiatique, politique, économique, où l’on exige une réécriture narrative de la réalité, l’anti-héros devient presque une obligation pour l’écrivain. Le Christ scandaleux devenu un minable se traîne vers son destin et il n’y croit pas trop. On le préfère ainsi car qui suscite mieux l’émotion qu’un être quelconque ? Mais si chaque époque produit ses récits, qui nomment ce qui est, quel sera celui du nôtre ? Qui l’écrira ? L’écrivain inutile ? Les storytellers, à savoir les publicitaires, les industriels, les économistes ? Est-ce un candidat à la télé-réalité qui écrira le récit de notre époque ?
C’est la fin de notre banquet et nous reprenons le bus jusqu’à Athènes, la tête pleine d’idées et d’échanges et de questions.
P. P.