Marseille noir

Vieux-Port

Sous peine de poursuites
Un conte marseillais

Par Pia Petersen

Texte paru dans Marseille Noir
Éditions Asphalte

Il était une fois un homme assis dans un café et qui buvait sa bière, il regardait la rue et au-delà de la rue, la place et le port et les voitures qui filaient entre la rue et la place et le port. Il était de mauvaise humeur, il avait envie de cracher sur quelqu’un mais il ne savait pas sur qui, seulement que ça pourrait être sur n’importe qui. Il était en colère depuis si longtemps.
Il avait pris sa décision et il ferait comme il l’avait écrit ce matin même dans son journal. Si l’on voulait savoir pourquoi, on n’avait qu’à lire ce qui y était écrit.
Le pourquoi du pourquoi était une affaire floue et confuse et personne ne comprendrait exactement la générosité de son acte mais ce n’était pas une raison suffisante pour abandonner.
Il avait mis le journal intime bien en évidence sur la table de son salon. Un jour, quelqu’un le lirait.
Il était une fois un homme qui débarqua à Marseille, une ville ouverte sur la mer et qui tournait le dos à la France et qui avait changé de nom à plusieurs reprises parce que trop rebelle, disaient les uns, parce que trop bordélique, disaient les autres. L’homme débarqua avec beaucoup d’enthousiasme, des projets et même de l’argent pour durer mais quelques années plus tard il n’avait plus d’enthousiasme, plus de projets et plus d’argent du tout et il était désormais trop pauvre pour quitter la ville. Elle m’a englué, elle m’a englué, cette pute, disait-il aux gens qu’il fréquentait.
Il était autrefois poète, philosophe, écrivain, un grand lecteur et un humaniste, c’est ce qu’il répondait quand on lui demandait qui il était. J’aime la proximité des failles sismiques, avait-il dit à ses amis pour leur expliquer pourquoi il s’installait à Marseille, un choix poétique logique, même s’il aurait préféré la faille sismique de Los Angeles, ça avait plus de gueule mais c’était trop loin, trop cher, trop dangereux, trop compliqué et il ne savait pas ce qu’était un ESTA, on lui avait expliqué à l’ambassade américaine que c’était un Electronic System for Travel Authorization, ce qui lui avait paru comme une difficulté insurmontable et c’est ainsi qu’il débarqua à Marseille un beau matin pour vivre dans un petit studio de la rue Davso au Vieux-Port, tout près de l’Opéra et ses putes ou ses péripatéticiennes, comme on le disait parfois. Il ne savait pas qu’il n’y avait pas de faille sismique dans le coin, Marseille avait une allure de ville sur le précipice et le reste n’était qu’un détail. De sa fenêtre il voyait les conteneurs à ordures des fastfoods de la rue Glandèves et parfois un rat passait des égouts aux poubelles.
À Marseille, personne ne lui demanda un ESTA, il ne manquait plus que ça.
Il aurait pu s’installer en Haïti, là aussi il y avait une faille sismique importante. Ou au Japon où il aurait même pu habiter sur la faille.
Les premiers temps furent magiques. Tous les jours il traversait le cours d’Estienne-d’Orves, une place minérale à l’italienne, un concept à la mode lui avait dit un ami avec un air mystérieux mais lui voyait simplement une place bétonnée et vide, pas de pelouse/arbres/ fleurs. Il flânait au Vieux-Port d’un côté comme de l’autre, prenant le ferry-boat qui traversait le Lacydon plusieurs fois par jour, faisant le tour à pied, passant sous un toit étrange que quelqu’un avait construit en plein milieu du port. Peut-être était-ce pour se protéger du soleil, se disait-il. Mais pourquoi là, justement là? Il n’eut jamais de réponse. Quand il demandait à ses amis qui traînaient comme lui des heures dans le quartier, ils se penchaient en arrière et regardaient le toit mais personne ne savait. L’un d’eux avait dit que c’était peut-être pour limiter l’odeur des poissons du marché de la criée le matin, une sorte de couvercle mais personne ne pensait que c’était une réponse plausible. Il vivait dans un cliché, prenait l’apéro dès l’après-midi avec ses amis au bar de la Marine, il buvait des pastis avec délectation en appréciant la vie autour du port, sur le quai Rive-Neuve il y avait un arbre, un seul, le soleil brillait toujours dans un ciel bleu et la démarche des Marseillaises était lente et nonchalante. Le bar de la Marine était réputé grâce à la trilogie de Pagnol qui se déroulait dans un bar imaginaire qui portait le même nom alors ça tombait bien qu’un tel bar existe puis Pagnol était Marseillais même s’il était né à Aubagne, tout le monde savait ça et en ce qui le concernait, il buvait ses coups dans un environnement littéraire et ça lui plaisait. Le Vieux-Port n’était pas juste un port avec des bateaux, c’était un lieu de vie, c’était le MuCEM et le Pharo et les rochers du fort Saint-Jean d’où des gamins plongeaient et se baignaient, la place aux Huiles, la rue Sainte avec ses restaurants, la Canebière suicidaire qui se jetait à la mer, c’était écrit dans les guides touristiques et souvent dans des romans, l’OM café se passait de commentaire, la Caravelle, un bar-restaurant de jazz où il n’arrivait jamais à se faire servir, la Mairie et le parking construit sur l’emplacement où aurait dû se trouver le musée César, l’église des Augustins, les bateaux et surtout le trois-mâts qui avait coulé et qu’on n’avait jamais remonté parce que ça coûtait trop cher, on avait juste coupé les mâts, délimité son contour et on avait ainsi une place minérale fluide à la marseillaise, il y avait le petit train bleu qui montait à Notre-Dame-de-la- Garde, il y avait du bruit et des touristes et parfois des types étranges aux allures de règlement de compte et le matin, le marché à la criée qui était aussi le nom du théâtre du quai Rive-Neuve. Il finissait ses soirées à côté de chez lui dans le café le plus romanesque du coin, l’Unic où les bad boys surgissaient de temps à autre pour s’entre-tuer, c’était un des seuls cafés qui restait ouvert toute la nuit, il avait sa chaise au comptoir et quand il ne venait pas, ça pouvait arriver, Dominique, la patronne, demandait où il était passé. Elle suivait avec sincérité l’actualité de ses clients. Elle ne disait pas actualité parce qu’elle n’allait jamais sur Internet, elle disait qu’elle se tenait au courant parce que ses clients étaient de longue durée. Elle n’utilisait jamais l’expression de longue date.
Dominique était sensible à l’ère nouvelle qui faisait de l’homme un simple vecteur économique, considéré selon sa date limite de consommation, la DLC.
Derrière le comptoir du bar, une poupée pendait, elle portait des lunettes, des photos de famille et des cartes postales étaient collées au mur, un petit ours couché sur les bouteilles et une boule à facettes qui reflétait les lumières et qui avait la taille d’un ballon tournait au plafond. Sur une étagère, une vieille photo d’Edith Piaf et un masque de pirate et plusieurs reproductions d’Enki Bilal. Un chien dormait sur la banquette.
Marseille était la ville des possibles, on disait depuis longtemps, depuis une éternité que bientôt les affaires reprendraient et la ville deviendrait importante, c’était une ville où les cartes étaient toujours à redistribuer, où tout était encore à faire, où rien ne semblait jamais fini ni abouti pour de bon, une ville de son temps, bancale et insolite parce que les fonds économiques étaient détournés par les fonctionnaires et par les politiques. À Marseille, on était en famille.
Au début il ne l’avait pas remarquée puis, petit à petit il ne voyait plus que ça.
La fissure.
Un petit rat qui vivait dans son immeuble le vit sortir un jour, plus tôt que d’habitude et il le vit rentrer le soir tard, plus tard que d’habitude, le visage défait, une expression de déception dans les yeux. Le rat ne savait pas ce qu’était cette expression mais il voyait bien que ce n’était plus le même homme. De toute façon, le rat se foutait de l’homme et de ses déceptions.
Quelque chose s’était produit, un voile s’était déchiré et l’homme n’appréciait plus le soleil et le ciel bleu, il trouvait que les Marseillaises se traînaient lourdement et sans grâce, le pastis n’avait plus de goût, le marché aux poissons n’avait plus de charme, les discussions avec les amis étaient réduites à leur plus simple expression et en dehors du foot et quelques haussements d’épaule, il n’y avait pas d’échanges. Il avait tenté de se battre et parlait de littérature, de philosophie, de poésie même dans le but d’avoir une conversation intéressante mais on le regardait juste en disant des mots bêtes. Il avait commencé à s’ennuyer.
Dégun, engatser, cagole, boulègue, emboucaner, parler meilleur, pourrave, maronner, chourraver, zou, testard, emplâtre, rouscailler, c’est qu’une bouche.
Il voyait les murs écaillés et gris à cause de la pollution, les conteneurs à ordures sales avec leurs couvercles toujours ouverts et qui empestaient toute la ville, il voyait les sacs en plastique pendus aux branches des arbres, les merdes de clochards et de chiens sur les trottoirs, les hommes pisser contre les portes et les murs, il voyait les gens jeter des ordures par terre au lieu de les mettre dans les poubelles, il voyait les potelets métalliques au milieu du trottoir pour empêcher les voitures de se garer dessus, obligeant les gens à marcher en rang serré, il voyait une ville à la dérive, plongée dans la saleté et la corruption jusqu’au cou et qui s’y complaisait, une ville des possibles se noyer dans les conneries et il était exaspéré et il disjoncta.
Il pensait être un homme bien et poli, avec un vrai sens civique. Son verre était toujours à moitié plein mais ce soir-là, quand il monta l’escalier pour rentrer chez lui, il sentit l’odeur d’urine, ses doigts frôlaient le mur et la peinture fissurée s’en détacha, il sentit le froid et l’humidité à cause d’une fuite dans les parties communes et il pensa à ses lettres de réclamation, de plaintes puis d’injures qu’il avait envoyées à son syndic, à son agence et à des avocats et à la mairie, on lui avait promis des travaux, un budget avait été dégagé et on attendait plus que les ouvriers mais rien ne se faisait jamais. Ses amis disaient qu’il ne fallait pas être pressé comme ça, qu’il fallait se donner le temps du temps, le temps de vivre. Ses amis marchaient et vivaient lentement, ils attendaient la mort avec flegme, ils se voyaient ainsi mais lui les voyait autrement.
Le rat ne savait pas ce qui s’était passé, il ne savait pas discerner ce qui avait du sens et ce qui n’en avait pas puisque c’était un rat et il ne suivait pas l’homme là où il allait, il ne pensait pas comme l’homme non plus, il restait planqué sous les poubelles, sous les conteneurs à ordures, là était son règne et autant dire qu’il avait de la place et de son royaume il vit l’homme passer, la mine défaite. Le rat était gros, il se déplaçait lentement, sûr de lui, il mangeait beaucoup, jamais il n’avait connu la famine, c’était un rat marseillais.
Quelques jours plus tôt, voulant traverser une rue au Vieux-Port où il avait encore plié la nuque en arrière pour regarder le couvercle qu’on appelait un toit ou une ombrière ou un gigantesque miroir à l’envers pour que les gens puissent se voir et faire un selfie, ce qui prouvait irréfutablement que Marseille était plus ou moins en proie à la modernité, l’homme avait oublié de vérifier que les voitures étaient bien à l’arrêt au feu. On l’avait prévenu à son arrivée qu’à Marseille, on était rebelle jusqu’au bout et qu’il ne fallait pas traverser même au rouge sans s’assurer que les voitures étaient bien à l’arrêt, ce n’était pas un manque de civisme mais de la désobéissance par fierté et par principe. On lui avait dit nous, les Marseillais et il avait été fier. Il s’était toujours vu lui-même comme un rebelle, aussi cette manière de définir Marseille lui plut et quand une voiture ne s’arrêta pas au feu, il eut juste le temps de se dire que c’était une ville faite pour lui quand il fut projeté en l’air puis retomba lourdement sur le goudron et il se heurta la tête et ne vit pas la voiture qui repartait à toute vitesse. Il était vivant, il avait eu beaucoup de chance, tant pis pour lui. Quand un ambulancier le secoua, son premier réflexe fut de demander ce qui s’était passé et quand l’ambulancier eut fini de raconter son aventure, son deuxième réflexe fut de demander où était le conducteur de la voiture qui l’avait pratiquement tué. La police avait sécurisé la zone et canalisé la circulation pendant qu’un attroupement s’était formé. Un des policiers lui expliqua qu’il n’y avait que très peu de chance de mettre la main sur le chauffard, qu’il ferait mieux d’oublier cet incident, qu’il se portait plutôt bien et que c’était là l’essentiel, il fallait comprendre que la police était débordée, par conséquent ça ne servait à rien de porter plainte, autant ne pas gaspiller de l’énergie puis avec un bon pastis, il irait mieux. Secoué par son accident, il acquiesça, bien sûr.
Plus tard, buvant l’apéro avec ses amis, ils lui dirent qu’à coup sûr la voiture était celle d’un flic, ils l’avaient reconnu. Ben, c’est comme ça et ils rirent bêtement.
Il vit et prit conscience qu’ils riaient bêtement et il perdit son sens de l’humour.
Loin d’être rebelle, Marseille lui apparaissait désormais comme une ville où les gens s’engluaient pour devenir au fil des jours de plus en plus abrutis. Il tenta de se battre contre ses mauvaises pensées et démontrer que la ville n’avait pas ce genre d’influence sur lui, que ce n’était qu’une vue de l’esprit et afin de fuir les Marseillais il sortait très tôt le matin pour se promener, sans doute trop tôt puisque c’était le moment où les éboueurs qui avaient nettoyé la ville se donnaient le temps bien mérité de fumer quelques cigarettes, laissant derrière eux en vrac les déchets, les poubelles ouvertes, le goudron mouillé à force d’être arrosé et glissant parce qu’il n’était que mouillé, jamais nettoyé, les déchets qui se fondaient en une pâte puante. Il passait devant eux, tous les matins et afin de montrer qu’il participait lui aussi au nettoyage de la ville, il ramassait les ordures par terre, les mettait dans les conteneurs en fermant les couvercles et comme les éboueurs ne réagissaient pas, il leur demandait pourquoi ils arrosaient le goudron, pourquoi ils ne fermaient pas les couvercles, pourquoi ils ne ramassaient pas les ordures, pourquoi ils ne nettoyaient pas et ils se moquaient de lui et lui tournaient le dos. Il leur disait que ce n’était quand même pas une manière de se comporter, que tout le monde souffrait de la saleté mais les éboueurs haussaient les épaules avec indifférence, ils s’en foutaient, ils avaient du travail qui les attendait, des gâches à droite à gauche, chez le cousin, chez le frère, chez le copain. Fini-parti, c’était ainsi qu’on nommait le régime accordé aux éboueurs par la ville ou peut-être par la communauté urbaine, il ne savait pas bien qui s’occupait de quoi, à Marseille, les choses étaient souvent floues. L’homme alla expliquer au chauffeur du petit train touristique qu’il devait éviter les rues derrière le Vieux-Port et leurs montagnes d’ordures afin de ne pas faire peur aux touristes parce qu’après, la ville allait s’appauvrir davantage et s’engouffrer dans la faille économique mais le chauffeur se contenta de secouer la tête.
En Haïti aussi ils avaient un problème avec les ordures qui s’accumulaient mais ils n’avaient personne pour les dégager, pas de camion ni d’éboueurs pour les ramasser et les faire disparaître mystérieusement, pas d’endroit pour planquer les déchets en Haïti, ils avaient juste des mots poétiques pour dire ces choses, ils les appelaient les fatras et ce n’était pas si mal parce qu’à Marseille, ils n’avaient même pas les mots poétiques, ils avaient disparu dans une benne à ordures. L’homme se dit que ça ne le consolait pas de savoir que c’était pire en Haïti et qu’il n’avait pas envie de ressembler à la ville, que la saleté finissait par se loger sous la peau et il se lavait les mains encore et encore.
Il lisait Don DeLillo qui avait écrit de magnifiques pages sur l’accumulation des déchets, des ordures, de tout ce dont ne voulaient plus les hommes, de magnifiques pages inquiètes mais personne ne parlait jamais de ces pages, c’était juste de la littérature.
Il se traînait dans les rues, s’engueulait désormais avec tous et maudissait le jour où il était venu. La saleté était partout et cela malgré les panneaux qui disaient Interdit de déposer les ordures sous peine de poursuites et la police de la propreté qui circulait lentement en vélo en appréciant un brin de soleil. Il faisait des cauchemars, rêvait de la saleté et des gens qui s’y roulaient, qui s’y complaisaient et il passait des heures et des heures à nettoyer chez lui, dans l’immeuble, dans la rue mais il y en avait toujours davantage et il n’arrivait plus à faire la part des choses. Il se lavait encore et encore les mains.
Il était une fois une ville qui s’appelait Marseille et un homme y habitait, il était de mauvaise humeur et buvait de la bière au Vieux- Port, il avait pris une décision et son regard se perdait sur le cours d’Estienne-d’Orves et bien au-delà. Dominique, la patronne, vint le voir, toujours grincheux, elle lui dit en lui tapant sur l’épaule. Trois générations d’hommes étaient venues chez elle et elle tenait à ses clients comme à la prunelle de ses yeux, ce qui ne l’empêchait pas de les jeter dehors parfois, pour qu’ils apprennent les bonnes manières.
Ce n’est plus comme avant, elle dit en s’installant à côté de lui. Les gens ne savent plus vivre, ils sont si sages, si raisonnables. Tu le crois? Hier, j’ai servi du jus de tomate bio et du Coca light. Pas une seule bouteille de champagne depuis un an. Ils sont étriqués. Ceci amène cela. Pas comme avant où l’on frappait la tequila en écoutant du rock.
Il ne répondit pas, il la regarda juste et se demanda si avant ils étaient aussi sales et quand elle rencontra son regard, elle se tut longtemps. Puis elle dit. Toi, tu me fais peur. Tu vas bien? T’as l’air tout bizarre. Il ne dit rien un très long moment puis il se mit lourdement debout, dit qu’il était temps d’agir, il dit qu’il s’occupait désormais de tout, qu’elle n’avait pas à s’inquiéter et il s’en alla.
Il travailla minutieusement pour mettre à exécution son plan, étudia longuement toutes les possibilités sur Internet, allant de comment fabriquer une bombe artisanale jusqu’à la programmation d’un détonateur et il acheta petit à petit ce dont il avait besoin et lentement son appartement se transforma en cuisine à bombes. Il n’était pas pressé, il avait tout son temps. Il voulait montrer au monde que Marseille pouvait devenir une ville propre mais il fallait d’abord dégager les ordures.
Un jour, il fut prêt. Il profita des journées du patrimoine pour entrer à l’Hôtel de Ville et passant d’étage en étage, il déposa des explosifs partout où il le pouvait, sans que personne ne le remarque. Il était un homme discret. Après avoir passé la soirée à l’Unic, il rentra chez lui et écrivit dans son journal jusqu’au matin et quand l’aube se pointa et que les éboueurs furent partis, il sortit et fit un tour dans le quartier et colla des explosifs sous les conteneurs à ordures de la rue Sainte, de la rue Glandèves, de la rue Molière et de la rue Beauvau. Sur la place du Général-Charles-de-Gaulle, il salua le patron de la Brasserie de la Bourse qui se branchait tous les matins sur l’eau de la ville pour nettoyer sa terrasse, lui au moins s’occupait de la saleté et cela grâce à son cousin à la mairie qui lui avait filé les clefs des robinets de la ville. Il déposa des explosifs là aussi.
Le rat qui parfois allait s’approvisionner sur le tas d’ordures du cours Jean-Ballard à côté du kiosque le vit se pencher sous les conteneurs, l’un après l’autre et il décampa vite fait. Il ne comprenait pas ce qui se passait mais il voyait que l’expression de l’homme avait encore changé et que cela ne présageait rien de bon. Le rat avait un instinct de rat. Pour lui, les hommes n’étaient pas une fatalité, ils étaient là puis un jour, peut-être qu’ils ne seraient plus là, peu importe mais en attendant, il s’en méfiait. Le rat vivait le présent et si possible, sans être vu par les hommes.
En fin d’après-midi, l’homme mit autour de sa taille une ceinture d’explosifs, il s’assura que son journal était en évidence sur la table, il prit son téléphone et alla boire une dernière bière au bar de la Marine et quand il eut fini sa bière, il monta dans le dernier ferry-boat et quand le ferry-boat fut au milieu du bassin, il sortit son téléphone et déclencha les explosifs qui partirent tous en même temps, comme la clameur marseillaise qui aurait dû s’élever pendant l’inauguration de Marseille Capitale européenne de la culture quoique son feu d’artifice à lui était bien plus réussi et il explosa lui aussi.
Des Marseillais étaient regroupés autour du Vieux-Port. Ça pue plus que d’habitude, fit l’un d’eux. Ouais, on a plus de poubelles, fit un autre. Le gars n’était pas tranquille pour faire ça. Regarde, il y a même un rat explosé. Peuchère, fit un autre.

Il était une fois une ville qui s’appelait Marseille et qui était la ville la plus sale de France jusqu’au jour où un homme décida de sacrifier sa vie et depuis ce jour où il fit sauter la Mairie et les conteneurs à ordures près du Vieux-Port en guise de protestation contre la saleté et la corruption, la ville fut nettoyée et tenue propre parce que c’est un conte et qu’un conte a toujours une fin heureuse.