Fleurs

Marco Martella

Le gorille dort toujours
la tête dans un nuage de roses

Pia Petersen

Le dernier opus de Marco Martella vient d’arriver, il est là, sur mon bureau et il m’attend. Je ne rédige pas de billet d’habitude. Pour un écrivain, c’est souvent compliqué. Mon cercle d’amis se compose principalement d’écrivains et comment leur expliquer que je bricole un petit quelque chose pour un écrit et pas pour un autre? Comment expliquer que le choix d’écrire une chronique ne se fait pas en fonction de la qualité d’un travail ou d’une personne mais plutôt d’après l’affinité d’un contenu?

Il se trouve que j’ai une connivence avec les pensées de Marco Martella qui est, de surcroît, l’un de mes amis. Sa tournure philosophique, ses contemplations et cette manière qu’il a de dériver me plaisent et m’interpellent. J’aurais voulu pouvoir écrire comme ça, m’abandonner à la poésie des fleurs ou des mots. Hélas, malgré moi, je construis tout en problème, je conceptualise et deviens inéluctablement politique.

Marco ne publie pas beaucoup mais quand l’un de ses bouquins arrive, je me jette dessus avec l’attitude d’un toxicomane. Sur fond de virus et de restrictions et de confinements, avec un sentiment d’oppression permanente et la perte de ma liberté personnelle, je découvre avec joie son récit. Ou roman. Ou roman articulé comme un récit. Ce n’est pas un polar. Peu importe ce que c’est. Je sais que de page en page, je pourrai librement respirer cet air d’intemporalité qui ajoute de la richesse à sa pensée, à ses émotions, à ce qu’il partage avec nous. Pas de flic qui m’inflige une amende parce que je me suis éloignée à plus d’un kilomètre. Pas de liste de ce que j’ai le droit d’acheter ou non. Rien ne peut m’empêcher d’entrer dans sa poésie de fleurs pour écouter discrètement, en marge de son univers, ces conversations qu’il aurait pu intituler Dialogues autour des fleurs, des livres et des fantômes et qui, rien que pour ça, me font marcher au fil du récit.

Je commence invariablement les romans de Marco comme le début d’une lente dérive, une promenade dans une bulle, dans un espace de respiration, d’un moment où je suis en rapport avec quelque chose qui me semble aussi important qu’essentiel. Loin de moi les bruits de la ville, les vies agitées des gens qui courent sans savoir pourquoi. Le désir de destruction et de mort qui structure l’histoire humaine s’éloigne pour laisser la place à la vie. Sentir le souffle dans mon corps, la pulsion de la pensée et l’imaginaire, me laisser aller à la découverte de toutes ces choses qui vivent, qui se sont créées dans une forme de chaos logique et ordonné selon des principes dont je ne sais pas grand-chose, que je ne connais que peu mais que je me représente et imagine en créant à partir de ces univers des métaphores à l’infini.

Posant le bouquin de Marco, je me rends compte que depuis j’écris, je lis campé devant mon ordinateur, avec une feuille vierge ouverte sur mon écran sur laquelle je peux consigner les pensées qui, je l’espère, couleront de ma rencontre avec le texte. Des impressions d’exaltation, aussi d’incompréhension, ou d’ennui. Les moments d’agacement ou d’ennui sont capitaux dans un texte. Qu’est-ce que l’ennui, si ce n’est un intervalle, nécessairement vacant ? C’est là où l’on s’interroge, qu’on se détache de sa lecture pour devenir un vrai participant au texte. Quand le texte déborde de son cadre pour prendre vie. Il n’y a rien que je déteste autant qu’un écrit parfait. Je sens à chaque fois un espace carcéral qui ne m’accorde aucune marge, qui ne m’incite pas à prendre mon envol. De l’ennui naît la liberté.

Les écrits de Marco possèdent et transmettent une magie qui me pousse à la lecture. Cela ne veut pas dire que je ne lis pas. Je lis sans interruption mais principalement des essais en rapport avec le projet d’écriture sur lequel je travaille. Avec le roman de Marco, je renoue avec un plaisir innocent de lecture. Je ne cherche rien de spécifique, ne veux pas extraire à tout prix du sens, je ne tente pas de confisquer le texte pour le soumettre à mes désirs. Je m’abandonne à l’atmosphère et déambule dans la forêt.

Assise sur mon tronc d’arbre dans le Bois de Vincennes, lisant comment Dorothy Paz disparaît dans la forêt de Corcovado, je perçois le silence presque complet de ma forêt pourtant extrêmement bruyante. Depuis l’arrivée du virus, elle est prise d’assaut et abrite des orgies et des fêtes, des raves parties, des déjeuners familiaux et des ébats sexuels. Partout, des masques jetés sur les herbes et les ronces, des capotes pleines de sperme et d’excréments, des seringues, des plastiques, des mouchoirs de papier nimbés d’étrons laissés par ceux qui se soulagent derrière les buissons, les cartons des fast-foods, des bouteilles en plastique, en verre et des cannettes, beaucoup de cannettes.

Et il y a ma clairière.

Je l’ai découverte par hasard. Les troncs d’arbres tombés, couverts de mousse et de lierre et des feuilles mortes forment un tapis épais. Les arbres sont éparpillés, espacés et pourtant, au-dessus de ma tête, leurs cimes sont tellement en expansion qu’ils se joignent et se touchent et créent un effet d’ombrelle. Un dôme naturel où très peu de lumière passe. Le silence est profond, épais et impénétrable. L’étouffement des sons rend à ce moment précis hommage à la magie et je remercie les mots de ce récit de me permettre de le sentir et d’en être consciente.

Je me souviens de ma première rencontre avec Marco sur L’île Verte où il travaillait. En m’expliquant en quoi consistait son travail, en m’introduisant dans sa passion pour les jardins, il m’avait ouvert des portes et un lien différent à cet espace libre qu’est le jardin et par extension, la forêt a germé en moi. Penser nécessite la distance, le silence, l’air libre.

Aujourd’hui, en ce moment même, emprisonnée dans le présent par un virus, privée de mon avenir, je vis sous un masque. Penser avec cette muselière qui dresse une barrière devant ma bouche et mon nez ne peut que faire naître des idées contrariées, coléreuses, réduites, mal articulées, une poésie sans circulation qui peine à cause d’un manque d’air.

Je sais que dans quelques mois, je serai ailleurs, dans la ville, dans un aéroport, dans un café et je sortirai le roman de Marco de mon sac pour retracer ce moment magique où les bruits sont étouffés, où je respire à pleins poumons. Un instant d’imagination libre, qu’aucun ordre social ou confinement ne peut entraver. Un endroit hors du temps où l’idée d’être en paix avec soi-même n’est pas si absurde, où le cynisme se repose, où la méfiance envers la vie se laisse oublier.

Je découvre le personnage de Pia Petersen qui, d’après Marco, n’est pas moi, seulement elle porte mon nom et donc le représente. Ou est-ce moi qui représente son nom à elle ? Très vieille, son visage est dur et ridé et elle écrit des récits froidement mélancoliques. Je me rassure en me disant que je ne suis pas si vieille que ça, pas encore. Je me rends compte que j’énumère tous les détails qui me distinguent de ce double romanesque qui utilise mon nom et qui d’une certaine manière m’identifient. Avec le temps, je vais forcément la rattraper et me voir dedans comme dans un miroir. Le portrait de Dorian Gray rattrape toujours le temps. Quoique. Je n’ai jamais porté la graine de la mélancolie en moi. Ce personnage n’est pas moi. Ceci n’est pas une pipe. Je continue ma lecture et me retrouve au Danemark, dans une ville que je ne connais pas, qui s’appelle Ringkøbing et dont l’église en briques rouges m’inquiète. J’ai un oncle qui s’appelle Jacob et qui hérite d’un jardin. Tant d’impressions qui montent à la surface. Je suis un peu surprise de lire comment l’ordre parfait des fleurs et des arbres provoque des bouffées d’angoisse, accompagnées d’une extrême solitude. Il faut être un écrivain comme Marco pour restituer l’effet de ce pays, mon pays natal, si difficile à saisir parce qu’on ne peut y accéder que par la langue, reflet d’une société obsédée par l’ordre ordonné et parfait dans tout et le principe de précaution.

Devant mon ordinateur, je poursuis mon errance à travers le roman, à la découverte des odeurs de fleurs, les espaces sans limites où l’imaginaire peut voyager à l’infini. Je découvre une galerie de personnages et leur lien au jardin, comme Teodor Cerić, l’écrivain Enrique Vila-Matas et Annamaria Tosini. J’oublie le virus, la perte de ma liberté, l’angoisse d’être en prison et je respire à nouveau librement…

Fleurs, de Marco Martella,
publié par Actes Sud,
collection Un endroit où aller,
dirigée par Evelyne Wenzinger