Instinct primaire

EXTRAIT

Tu m’attendais dans l’église, devant le prêtre, tu souriais, tu avais l’air heureux. Je l’étais aussi. Il y avait du monde, ma famille, la tienne, mes amis, les tiens. Je me souviens m’être avancée vers toi accompagnée par l’orgue, les genoux défaillants. Tu avais insisté pour que ce soit célébré à l’église bien que je ne sois pas croyante, j’avais acquiescé à contrecœur mais je dois avouer que c’était impressionnant avec les lumières qui éclairaient discrètement les voûtes, les statues alignées contre le mur, qui nous observaient cachées dans la pénombre, projetant les ombres étranges de légendes éternelles, formant une chorégraphie des croyances archaïques. Il y avait une ambiance de conte de fées, des indices subtils de figures légendaires qui ne demandaient qu’à prendre forme et surgir parmi nous, peut-être pour nous indiquer que la magie est encore de ce monde. Avançant vers toi, je songeais à pas mal de choses de cet ordre-là, inspirée par ces murs épais qui résistent à toutes les tempêtes, climatiques ou humaines mais qui n’avaient pas su me protéger de moi- même.

Tu te souviens combien nous étions heureux ?

Il y a quelques jours, je t’ai croisé dans la rue, je t’ai interpellé mais tu ne t’es pas arrêté, tu as continué à marcher, tu es passé à côté de moi sans même un regard, j’ai guetté un signe de reconnaissance mais rien, tu as poursuivi ton chemin et tu ne t’es pas retourné. Je ne sais pas si tu m’as vue mais je préfère penser que non. J’étais triste. J’ai failli te courir après, te prendre par la main pour t’entraîner dans le café le plus proche, afin de boire un verre et discuter comme avant et j’aurais voulu me jeter dans tes bras, me pendre à ton cou pour que tu m’enlaces et que tu me serres contre toi mais je ne l’ai pas fait, je t’ai laissé partir encore une fois. Nos discussions me manquent. J’ai tant de choses à te dire, à te raconter, des choses que je ne peux dire qu’à toi et je veux savoir comment tu vas et ce que tu deviens, sur quel sujet tu travailles, tu te souviens comme nous étions passionnés ? Je t’ai passé coup de fil sur coup de fil mais tu n’as jamais répondu, pas une seule fois. Pourquoi ? Tu ne m’as pas donné la moindre chance.

J’ai souvent appelé tes parents pour prendre de tes nouvelles et aussi dans l’espoir qu’on me permette de parler avec toi mais un jour, ton père m’a distinctement dit que ce n’était plus la peine de te contacter, que tu m’avais rayée de ta vie, il m’a dit de te laisser tranquille, tu comprends quand je te dis tranquille, ça veut dire de ne plus appeler, c’est ce que m’a dit ton père, sur un ton froid et métallique. J’avais essayé de négocier, de l’amadouer mais en vain.

Puis merde.

Tu aurais dû me demander pourquoi. Tu te rends compte que tu ne m’as jamais interrogée à ce sujet ?

Après des mots très durs, tu as juste fermé la porte, comme ça, brutalement, sans même essayer de comprendre. Notre complicité ne comptait pas plus que ça ? On se disait tout et on s’était promis qu’en toute circonstance, en cas de crise, on trouverait toujours un moyen pour avancer, pour revisiter ce qui posait problème, on s’était juré la main sur le cœur que jamais les ressentiments ne détruiraient notre entente et qu’il fallait laisser à l’autre la possibilité de changer d’avis mais ça, tu l’as oublié, n’est-ce pas ? Ou tu as voulu l’oublier, tu as voulu effacer notre histoire, te convaincre qu’elle n’avait jamais existé et n’existera jamais. Peut-être était-ce plus facile pour toi de ne pas tenir ta promesse, notre promesse. C’est sûr que je peux maintenant me demander si tu m’aimais assez et la question n’est pas ridicule, loin de là et c’est vrai que tu ne m’as jamais contactée pour savoir. Pas une seule fois je n’ai vu ton nom apparaître sur mon téléphone. J’aurais pu t’apprendre que ça n’avait rien à voir avec toi, que tu n’y étais pour rien, je t’aimais à la folie, tu n’as pas idée mais tu ne m’as pas permis de m’expliquer. J’ai eu mal, tout autant que toi.

Je me suis souvent assise pour t’écrire mais que dire à quelqu’un qui a coupé la relation avec tant de froideur, qui ne veut pas entendre, qui ne veut pas savoir ? Je ne suis qu’un être humain, je ne suis pas parfaite, je ne fais pas toujours ce qu’il faudrait faire mais je n’ai jamais voulu blesser qui que ce soit, ni toi ni moi ni tes parents ni les miens. Est-ce une raison pour m’effacer totalement?

Je ne veux pas mendier ton attention et pourtant il faut qu’on se parle. C’est pour cela que je t’écris cette lettre. Tu le sais, enfin, a priori tu sais que je n’aime pas écrire des lettres, je n’en écris pour ainsi dire jamais mais je dois reconnaître que cela donne un temps de réflexion, tu peux t’asseoir, la lire sans précipitation, t’arrêter, y réfléchir, reprendre et surtout, tu n’es pas obligé de réagir immédiatement et c’est ce qu’il faut, y réfléchir. Ma lettre te mettra probablement en colère. Sûrement. Si c’est le cas, assieds-toi à nouveau et relis-la, prends-toi ce moment, tu le dois à notre amour. Tu ne veux peut-être pas le reconnaître mais tu as sûrement, quelque part en toi, un besoin de comprendre, je ne peux pas imaginer que tu aies juste tourné le dos, ça voudrait dire que notre complicité était un leurre, qu’elle n’a jamais existé et je ne peux pas le croire.

Tu te souviens du jour où tu m’avais parlé de cette femme avec qui tu avais couché la veille ? Je t’avais demandé d’être toujours franc avec moi parce que je préfère savoir, je déteste être dans l’ignorance. Tu étais inquiet, tu te demandais quelles seraient les conséquences de tes aveux, tu appréhendais ma réaction et je t’avais dit que c’était mon problème et mes souffrances, que toi, tu devais penser aussi à notre amitié et c’est vrai qu’une sacrée douleur m’avait prise à la gorge et m’étreignait comme jamais avant mais j’avais assumé mes promesses, tu ne peux pas le nier que j’étais allée jusqu’au bout, reconnais-le, pas de reproche, pas de scène, pas de larmes, pas de cris, j’avais mal au corps, au cœur sans pourtant sortir de cette amitié qui nous unissait et ce n’était pas facile, par contre c’était essentiel et je t’avais suivi comme on se l’était promis quand on s’était connus. Et toi?

Peut- être que je me trompe en pensant que tu as besoin de comprendre, c’est ce que je me suis dit quand je t’ai vu continuer ton chemin sans le moindre changement d’expression sur ton visage, même pas une grimace mais je préfère écarter cette idée pour t’écrire cette lettre. Je l’écrirai sur plusieurs jours, elle sera cette conversation avec toi que je n’ai pas eue et en la continuant, je prolongerai notre dialogue, que tu le veuilles ou pas. C’est comme ça. Je savoure que tu es à nouveau présent dans ma vie. Ça fait du bien.

En pensant à toi, j’ai mis ce morceau de jazz que nous écoutions au début de notre relation, on venait juste de se rencontrer. Petite fleur de Sidney Bechet. C’est si dur de l’écouter sans toi.

J’étais devenue ta maîtresse très rapidement. Notre complicité était une évidence, elle allait de soi et je m’étais dit qu’on était faits pour être ensemble.

J’étais ivre en permanence, je pouvais déplacer des montagnes et j’avais des ailes, je me sentais extra-lucide, rien que des lieux communs et j’en voulais encore. Je me souviens de tous ces après-midi où j’attendais un appel de ta part en me soûlant de musique, la douleur me piquait les yeux, le ventre, la chaleur se propageait à une vitesse vertigineuse, j’avais mal d’amour et j’aimais ça. Quelquefois le coup de fil tant désiré arrivait et j’étais au septième ciel, je pouvais si l’on me le demandait définir en un seul mot le bonheur absolu et j’oubliais toutes ces fois où ton appel tombait au mauvais moment, un clin d’œil vicieux du destin quand j’étais en rendez-vous ou en séance de dédicace. Je te rappelais immédiatement mais tu prenais rarement le téléphone et je me disais qu’elle était près de toi, que tu ne pouvais pas me parler et je m’abrutissais de musique mélancolique, en attendant. Souvent tu tardais avant de me recontacter, il ne fallait pas qu’elle me découvre dans tes numéros, tu étais prudent mais sans qu’on ait jamais discuté de ça, je respectais ta vie privée, ta vie avec elle, pas question que je sème la pagaille.

Tout à l’heure je suis descendue pour acheter du pain avant que la boulangerie ne ferme. Le boulanger m’a souri et il a demandé de tes nouvelles, quelle curieuse coïncidence, n’est-ce pas, qu’il me le demande aujourd’hui, le jour même où j’ai commencé à t’écrire, où je suis pour la première fois depuis une éternité entrée en contact avec toi, on pourrait y voir un signe, une incitation pour la lettre, il faut l’écrire, qu’est-ce que tu en penses ? Le boulanger a répété la question.
Ça fait longtemps qu’il n’est pas passé. Il va bien ?
J’ai failli pleurer, je crois d’ailleurs que j’ai pleuré puisque le boulanger m’a regardée bizarrement et mes joues étaient mouillées. C’est que je n’arrive pas à t’oublier et subitement, au travers de cette question, tu prends à nouveau forme et tu es là, tout près de moi, tellement physique et tellement réel, je sens même l’odeur de ta peau.