Les perroquets en piqué de Pia Petersen

Hugues Charybde
Octobre 2022

Lorsque l’algorithme sera monté à la tête du surpuissant ultra-riche, que faudra-il pour l’en faire redescendre ? Un thriller acéré et artistique dans un monde de nouveaux paradigmes qui s’essaient au triomphe.

Le prisonnier leur a demandé d’allumer les lumières, il leur a demandé à plusieurs reprises mais ils l’ignorent. Il a besoin de lumière. Il fait si noir et il discerne à peine sa main et il a besoin de la voir. C’est essentiel, une main. Et c’est son droit d’avoir de la lumière. Il suit le contour de sa main gauche du doigt de son autre main et il pense à demain. Il faudra être prêt, trouver le moyen de sortir d’ici. Demain, il saura, c’est ce que lui a lancé le gardien, que demain ils feront un point sur sa situation. Il lui a dit ça aujourd’hui mais il l’avait dit hier aussi. À l’évidence le gardien s’amuse. Il essaie de le déstabiliser en jouant avec ses nerfs mais il résiste. Tout ce qu’il peut faire, c’est attendre et c’est ce qu’il fait. Il attend.
Il étire les bras. Il serre ses deux paumes l’une contre l’autre jusqu’à ce que ça lui fasse mal puis il y enfonce un bout d’ongle. La douleur lui procure une sorte de bien-être, au moins il sait qu’il est vivant. Il sait d’où vient la douleur. Il aurait pu rêver.

Il se met sur la pointe des pieds pour regarder par la petite fenêtre mais elle est trop haute. Il fait aussi noir dehors que dedans. Quelques étoiles éclairent faiblement la cime des arbres. Il en aperçoit plusieurs. Il trouve qu’il n’y a pas assez d’étoiles et que des efforts supplémentaires sont nécessaires pour faire du bien à la planète. Il se demande souvent si l’humanité se décidera à réparer sa planète un jour. Il n’est pas très optimiste à ce sujet.

Il sort de temps en temps pour la promenade. Il est toujours seul dans la cour.

Il se réfère à lui-même en tant que prisonnier. Plus personne ne l’appelle par son nom. Il se sent comme un sans-nom-propre. Un sans-vie-propre. Renoncer à son nom, c’est perdre sa cohésion. Perdre sa vie, c’est mourir. Parfois il répète son nom qu’il n’a pourtant jamais considéré comme le sien. Surtout, ne pas oublier son nom. Ça lui rappelle la vie de dehors et ça le met en colère d’y penser et ça lui fait mal.

Quel est le lien entre ce prisonnier au secret, manipulé dans quelque Guantanamo qui ne dirait pas tout de suite son nom, évoluant désormais au bord de la folie, et cette artiste peintre franco-scandinave devenue en quelques années le must portraitiste des rois de la Silicon Valley ? Y aurait-il par là l’ombre du puissantissime Henry Palantir, multi-milliardaire propriétaire de Vision Technologies, idéalement située au confluent du numérique et de la sécurité, incontournable interlocuteur des gouvernements (surtout américain) comme des investisseurs financiers, et dernier client en date – à la commande encore en cours – de l’artiste Emma ? Dans un monde contemporain brutalement ramené à ses dimensions les plus étroites par la pandémie qui s’abat, recréant instantanément des frontières « en dur » là où tout était si soft, monde où peuvent s’évanouir dans la nature des professeurs de Stanford spécialisés en éthique numérique, monde où peuvent aussi ployer les résistances juridiques face à de nouveaux monarques absolus, monde où les algorithmes voient dissimulée leur nature profonde de perroquets stochastiques dans d’insondables boîtes noires (ce que les titres des chapitres nous rappellent avec élégance et malice), il faudra peut-être que des solidarités artistiques et réticulaires inattendues voient le jour, pour qu’une colère indispensable s’exprime.

Figueroa Street à Highland Park est animée comme toujours. Des voitures stationnent en double file, un SDF est adossé à un mur, les yeux fermés, des Mexicains jouent aux cartes près d’un muret, ou font la queue devant l’un des nombreux food trucks de tapas garés le long du trottoir, un chat assis sur un conteneur poubelle observe le monde, sceptique, et les bobos entrent et sortent des magasins alternatifs mais chics qui s’installent en transformant le quartier. Je marche le plus vite possible vers le métro. Mon vol est dans deux heures et je suis en retard.

Mon nom est Emma et je suis artiste. Je suis également blanche, j’ai des cheveux frisés, des yeux pers et je peins des portraits des stars de la Silicon Valley. Dans certains milieux, mon nom évoque la réussite. Les maîtres de la technologie veulent tous un portrait portant ma signature. Je suis française, plus ou moins, rien n’est encore officiel. Nordique et européenne, je n’ai jamais demandé la nationalité française. Je suis claustrophobe et ne supporte pas l’idée d’être liée à un seul pays. Je me considère comme citoyenne du monde. Pourquoi se limiter à un seul pays, accepter le contrat initial sans négociation. Une nationalité, c’est un mariage forcé en pire. On a rarement le choix de sa nationalité. Moi, je préfère me voir comme une visiteuse. Ou une sorte de touriste permanente. La vie sans limites, à part celles que je m’impose à moi-même.

Je n’ai jamais aimé les racines ni les origines. Elles n’ont aucune importance. On finit tous par mourir, peu importe nos origines. En attendant, faisons au mieux. Et justement…
Quelques fleurs mauves poussent au pied des arbres. La vie est mon terrain de découverte. Rien n’est plus émouvant qu’une fleur, ou un oiseau, et j’ai besoin du réel pour penser.

Publié en août 2022 dans la collection Equinox des Arènes, trois ans après «Paradigma» (dans la même collection) qu’il prolonge et amplifie par bien des aspects, le douzième ouvrage de Pia Petersen appuie en beauté là où cela fait bien mal. Jouant à la perfection des motifs ultérieurs et psychotiques des ultra-riches, à l’image du «L’invention des corps» de Pierre Ducrozet ou du «Agora zéro» d’Éric Arlix et Frédéric Dumoulin (voire, dans une tonalité plus «insider», ouverte au regard initial d’artiste mis en scène ici, du «Ada» d’Antoine Bello), ce thriller policier à la composition technique largement inhabituelle pénètre l’environnement des algorithmes et du langage qu’est le code à la manière d’un Hugues Leroy ou d’un Neal Stephenson, mais y traque avant tout la mutation (incarnée dans les fantasmes d’un dominateur – figure actualisée du vampire tout juste métaphorique qui hantait déjà le «Jack Barron et l’éternité» de Norman Spinrad en 1969) d’un complexe militaro-industriel qui n’est plus celui projeté avec ironie par le jeune Kim Stanley Robinson de « La Côte Dorée », mais bien celui qui se nourrit désormais de surveillance généralisée, de deep learning, de mass recognition, de sociétés militaires privées et de sécurités intérieures gangrenées. Dans cet envers du décor principal, en jus de goyave à volonté et en espace agencé perpétuellement convivial, de la Silicon Valley, ce sont bien les motifs de l’Alain Damasio des «Furtifs», du Benjamin Fogel de «La transparence selon Irina» Oou du Stéphane Vanderhaeghe de «P.R.O.T.O.C.O.L.» qui triomphent: comme le rappelle fort justement Wu Ming 1 dans son tout récent «Q comme Qomplot», il n’y a nul besoin de conspiration et de conspirationnisme pour qu’un changement de paradigme se produise. Le techno-capitalisme y est prêt, quasiment en permanence, n’attendant que d’exercer son véritable métier de saisie d’occasions profitables pour les actionnaires: les véritables résistances face à cet état de fait sont encore largement à inventer, comme le souligne le Slavoj Žižek de «Dans la tempête virale», et Pia Petersen nous y offre une foudroyante incursion par les street artists et les hackers numériques, désabusés mais pas dupes, combattants depuis le pied de la colline, certes, mais néanmoins parfaitement déterminés.

Le quai du métro de Highland Park est désert, à part un adolescent qui joue sur son smartphone. Je me demande si le gamin est conscient qu’il donne les clefs de sa vie privée à des multinationales. La Silicon Valley est l’un des endroits les plus riches de la planète et peut-être le plus dangereux. Les nouveaux seigneurs du monde ne possèdent pas seulement l’économie mais ils nous insufflent aussi la perception de la société selon laquelle nous vivons tous, et ils en font ce qu’ils veulent. D’après ce que je vois et crois comprendre, la Silicon Valley est dirigée par une bande de gamins immatures devenus des adultes immatures. Leur bible ? Le Seigneur des anneaux de Tolkien. Et les travaux d’Ayn Rand, une philosophe et romancière américaine d’origine russe qui défend une philosophie objectiviste. Elle est la mère du libertarianisme et la référence absolue des dirigeants de la Silicon Valley. Elle a su s’imposer par le biais de nombreux essais philosophiques dont La vertu d’égoïsme et deux romans, La Grève et La Source vive et elle est fascinante et effrayante. Rand prône l’idée de ne jamais se sacrifier pour les autres pour vivre dans un excès d’égoïsme et d’individualisme. L’égoïsme rationnel, un égoïsme considéré comme fondamental dans une société disruptive, est appliqué mot pour mot par des entrepreneurs qui se considèrent comme esclaves d’un système d’État totalitaire et otages d’un altruisme d’État qui les empêche de travailler et de se développer.
Hugues Charybde