En avoir ou pas

LE MONDE DES LIVRES
Nils C. Ahl
Février 2010

Pantins fatigués

Plusieurs romans ont tenté de mettre en scène l'actuelle crise financière et économique. Avec un bonheur littéraire incertain, parfois introuvable. On retiendra de ce texte de Pia Petersen que la meilleure façon de l'écrire (pour l'instant), c'est sans doute au second plan.

Théâtre d'un drame de solitude et de cinéma, la crise mondiale est ici souvent évoquée mais jamais vraiment décrite. Le récit se contente d'y revenir, perpétuellement, comme vers une île au trésor ou le souvenir d'une ancienne bataille. C'est le Waterloo des personnages de ce livre. La fin d'un monde et le début d'un autre - qui lui ressemble cependant furieusement.

Le sujet du sixième roman de Pia Petersen, écrivain français d'origine danoise, est en vérité ailleurs. Pas si loin, puisqu'il s'agit du moment où l'on solde les comptes.

Au choix: une fin de partie de cartes, une mort violente, des créanciers pressés, une rupture sentimentale ou la faillite des institutions financières mondiales. En fait, tout cela à la fois. A New York, un petit groupe d'hommes plutôt au bout du rouleau, ruinés, ou sur le point de l'être, jouent au poker. Romain, un Français qui a eu de l'argent - beaucoup -, est victime d'une crise cardiaque. Allongé et persuadé qu'il va mourir, il continue d'observer les autres joueurs et se remémore sa vie sans consistance. Il devine celle des autres, pas meilleure.

Le récit se fait au fil des cigarettes, du whisky et des souvenirs de femmes. Inopinément, un trio de gangsters surgit pour un finale de cinéma aussi sanglant que symbolique. Tout cela est très bien troussé. Réjouissant.

Au cœur d'Une livre de chair, l'argent occupe la plus grande partie du temps et des pensées des personnages. C'est au sens propre une unité de mesure, un critère social, il s'agit d'en avoir (ou pas): Romain était quelqu'un d'important parce qu'il en avait.

Habilement, Pia Petersen évite le débat du vice ou de la vertu. Ses personnages sont des pantins fatigués, toujours manipulés par leurs désirs ou par les circonstances. L'argent est une donnée statistique de l'existence, il n'a rien à faire avec la morale. Romain le comprend très vite: Il aurait pu naître pauvre et travailler pour devenir riche, s'en faire un but, une raison de vivre et regarder les riches de loin, leur enviant leur sort et, au fond, où était la différence?

La réussite tragique du roman tient justement à cette indifférence des personnages. Même quand ils tentent de se sauver, ce n'est qu'un sursis.

Pendant vingt ans, Romain a dépensé sans compter. La crise a fait le reste. Au début de sa dernière partie de poker, il ne lui reste plus rien. Plus d'avenir, plus d'autre destin qu'un épilogue, et quelque part il se sentait apaisé. Malgré tout, il boit, souffre et a peur de mourir. Il n'est pas "libre", contrairement à ce qu'il croit. Le dénuement ne vaut pas grand-chose, pas plus que la richesse.

L'argent n'est qu'un voile, aussi indispensable qu'inessentiel. Une règle du jeu comme une autre, décisive et douteuse, comme dans Le Marchand de Venise, à qui Pia Petersen emprunte son titre. La république de l'argent est désormais de l'autre côté de l'Atlantique et la caricature de l'usurier juif Shylock est remplacée par une autre: celle du mafieux de film noir et de ses deux tueurs, qu'on devine russes. Pour le reste, l'argent n'est qu'un symbole, un argument, un contexte.

Très romanesque, d'une belle intensité, Une livre de chair n'est pourtant pas qu'un roman d'argent et de gangsters sur fond de crise économique mondiale. Romain, roi déchu de la jet-set, alcoolique et malade, est pour une fois à la hauteur des ambitions littéraires de Pia Petersen. Son style intimiste à phrases courtes et sèches s'épanouit pleinement dans ce livre-là. Au moment où toute la vie de son personnage principal défile, le talent qu'on avait déjà remarqué dans Iouri (Actes Sud, 2009) fait merveille. Le pantin s'anime.

Incapable de changer le cours des choses, Romain fait ses comptes. D'argent, bien sûr, mais aussi de femmes, de fuites, d'alcool et de rêves auxquels il n'a jamais vraiment cru. En creux, la figure absente d'une mère qu'il n'a pas connue, justification psychologique discrète de sa chute (pas libre). Pas de femmes dans ce roman d'hommes, sinon celles qu'on abandonne ou qui vous abandonnent, car, au fil de cette existence récapitulée à toute vitesse, une seule certitude demeure: la solitude.

Roman d'une métaphysique jamais écrite de l'argent qui se déploie finalement comme une Vanité, Une livre de chair est une incontestable réussite.

Une livre de chair de Pia Petersen.
Actes Sud, "Un endroit où aller",
320 p., 22 €.