Et si l’avenir de la littérature était la téléréalité ?

MEDIAPART
Christine Marcandier
Février 2013

Telle est la question centrale du dernier roman de Pia Petersen, Un écrivain, un vrai. Gary Montaigu, écrivain américain d’origine française, est une figure de la scène littéraire internationale, il vient d’être couronné par l’International Book Prize à New York. Adoubé par le gotha des lettres, suivi par un très large cercle de lecteurs, l’écrivain est au bord de succomber aux sirènes de la télévision et il finira par accepter de participer à une nouvelle émission, Un écrivain, un vrai, qui suivra à son domicile l’avancée de son prochain roman.

On lira votre roman par l’image. C’est magnifique, non? Les lecteurs n’auront même plus besoin de l’objet livre. Chaque jour, le chapitre écrit sera transposé en un épisode de feuilleton télé et les spectateurs (peut-on encore parler de lecteurs?) pourront intervenir sur le récit en cours, dire «J’aime/J’aime pas», partager sur les réseaux sociaux. Les lecteurs des Mystères de Paris écrivaient à Eugène Sue pour donner leur avis sur les aventures de Rodolphe. Mais on n’est plus au XIXème siècle: Voici venue l’ère du télélecteur, du «roman participatif» en direct live — et life, puisque la vie-même de l’écrivain est traquée, retransmise, soumise au script des producteurs.

Évacuons d’abord ce qui peut gêner dans ce roman: une prose parataxique, des phrases qui tombent comme des dépêches sèches sur un téléscripteur. Ce style a un sens, mimétique sans doute de son objet, mais le procédé finit par lasser. Passons aussi sur une structure parfois nébuleuse, quelques naïvetés et images plates — «la nuit arrive doucement. Rouge comme une goutte de sang, le soleil se pose sans faire de bruit sur les toits de New York. Les arbres et leurs feuilles sont roses. Brandon reprend la main d’Alana», parodie, on le suppose, des soaps. Le roman de Pia Petersen s’impose au-delà de ces quelques maladresses.

Sa force réflexive est dans son ancrage dans un présent ambigu, à l’image de cet hôtel de New York où est remis l’International Book Prize: il vit au rythme du passé (Truman Capote, Gatsby le Magnifique) tout en craignant un futur apocalyptique. Il n’est plus ce qu’il fut tout en ignorant ce qu’il deviendra. C’est cette transition qu’analyse Pia Petersen, ce moment de bascule probable, entre perspectives terribles et choix à assumer: que voulons-nous du texte littéraire? A quelles compromissions sommes-nous prêts, à quoi renoncerions-nous?

Gary est cette paradoxale promesse de l’aube. Il est une pure création littéraire et fréquente pourtant des écrivains de chair et d’os: Alain Mabanckou, Don DeLillo, James Noël. Il incarne cet espace transitoire, entre réel et fiction, présent et avenir: Gary Montaigu est de la vieille école, pourtant il s’est laissé convaincre par Ruth, sa femme et muse, véritable harpie, de participer à cette émission de téléréalité: filmé 24 h sur 24 (pour retenir un montage des 30 minutes les plus saillantes, scénarisées), avec intrusion d’une superbe jeune femme, Alana, le grain de sable nécessaire à toute bonne émission de ce type. Succombera-t-il? Comment sa femme supportera-t-elle jalousie, exposition, starification? La caméra traque le moindre geste, les peurs de Gary, les sentiments non scriptés d’Alana. Participer à cette émission, est-ce synonyme de liberté absolue (de l’argent et du temps pour écrire? le couronnement d’une carrière?) ou enfermement, folie programmée et compromission?

Miles, le producteur de l’émission, offre un pont d’or à Ruth — qui se révèlera peau de chagrin: La téléréalité marche à fond, c’est l’avenir du livre. Gary sera considéré comme un précurseur de la nouvelle littérature. (…) On mettra la création romanesque à la portée de tous. On fera du storytelling. Vous serez une légende.

Gary se laisse entraîner avant de résister à cette prostitution de son art et de son être et le roman suit un homme traqué, cerné, aux portes de la folie. Qu’est-ce, désormais, que l’intime?

Pia Petersen offre des réflexions passionnantes sur ce monde que bâtissent Internet et la téléréalité: ces illusions communautaires et participatives, ces salles de rédaction — à l’image de celle du New York Times où travaille Alana: chacun est rivé à son écran, à l’affût des nouvelles du monde, pas de voix, pas de coup de fil, rien, personne ne parle, tout se fait par le net, à chacun son travail. Il n’y a que les white noises. The unbeing noises. Les bruits blancs, les bruits qui ne voyagent pas, qui ne se déplacent pas, les voix qui sont mais qu’on n’entend pas et ça donne une curieuse sensation de solitude et de vide.

Pia Petersen met en perspective cet à venir que nous pouvons sans doute encore refuser: voulons-nous vraiment d’un monde où le jugement expéditif remplacerait l’analyse? Où la création serait produit? Où marketing et publicité forgeraient des gloires non plus littéraires mais télégéniques? Quel rôle jouerait l’écrivain (un vrai) dans un monde virtuel et interactif?

Et maintenant? demande Pia Petersen dès les premières pages d’Un écrivain, un vrai.

La question est ouverte.