PARADIGMA

EXTRAIT

I have a dream

L’obscurité chasse les dernières lumières et les peurs et les fantasmes qui prospèrent avec succès dans la gueule de la nuit s’apprêtent à prendre la relève. Les hélicoptères tournent au-dessus de la ville, balayant les boulevards de leurs faisceaux de lumières. Vous devez vous rendre, crache une voix d’homme par un haut-parleur. Il faut vous rendre immédiatement.

Jamais de la vie.

Elle lui montre son poing serré. L’histoire finit toujours en poussière et cendres, comme un éternel retour qui tournoie sans pouvoir s’arrêter mais des cendres et de la poussière renaîtra peut-être l’espoir. Ou pas. Peut-être que la fin ancestrale est pour bientôt et le cercle de l’Éternel retour brisé à tout jamais. L’apocalypse qui se glisse entre le début et la fin... Elle avait un rêve et ce rêve est devenu réalité. Son pied heurte des débris de verre et plissant les yeux, elle repère des traces de sang et entend des sirènes s’éloigner et d’autres approcher, des voix d’hommes qui crient, attrape-le et une femme qui hurle et qui pleure et elle pense à son rêve, ce rêve qu’elle a depuis si longtemps, ce rêve qu’elle a réalisé.

C’est le crépuscule. Il fera bientôt nuit, une nuit opaque et les hommes et les femmes disparaîtront comme ils disparaissent toujours, dans les entrailles de la ville. Le ciel est enflammé, sanglant, des filaments jaunes et rouges et gris qui serpentent avec violence vers l’apocalypse attendue depuis l’aube de l’humanité, ce moment où les confins et les opposés entrent en conflit et explosent pour ne laisser que cendres et désolation et rêves brisés. Depuis la nuit des temps c’est ainsi. Depuis la nuit des temps l’homme accélère sa course vers l’ultime moment de son histoire, son destin, l’apocalypse, parce qu’il pense qu’il faut concevoir la fin pour concevoir le début. Une légende ancienne qui se métamorphose et s’étire à l’infini. Des silhouettes qui, tels des spectres, fuient dans les ténèbres et se projettent sur le trottoir. Un chat se réfugie sous une voiture avec circonspection et méfiance. Le panneau Beverly Hills gît par terre, éclaté en morceaux et tout autour, des sacs à dos abandonnés et des couvertures et des caddies renversés et des sacs en plastique remplis de choses dont personne ne veut. Plus loin, le squelette d’une main et d’un avant-bras ensanglanté et à côté, un homme sur le ventre qui a l’air de dormir mais qui est peut-être mort et qui tient la main avec obstination. Un homme accroupi tourne la tête à gauche et à droite une infinité de fois puis il prend une décision et il se met lentement debout et il attrape l’un des sacs à dos abandonnés et part en vacillant sur ses jambes affaiblies en direction de West Hollywood. Les yeux vides et écarquillés, une femme assise regarde ses mains, ses épaules tressaillent mais pas un son n’émane d’elle, ni pleurs ni gémissements ni plaintes ni injures, pas un son n’émane et sur le côté gauche de son visage un filet de sang frais coule doucement sans qu’elle le remarque et sa veste est maculée de sang mais elle ne le voit pas, elle ne voit que ses mains qui tremblent et son ongle cassé. Elle ne reconnaît pas son mari qui agonise à côté d’elle, il se vide de son sang et se demande combien de temps il faut pour vraiment mourir. Il songe que c’est rare qu’elle ne lui parle pas et qu’il va probablement mourir en silence, ce qu’il considère comme une ironie du sort.

L’espoir n’est plus qu’une marionnette désarticulée, jetée sur un coin de rue. Les rats se planquent dans les égouts, attendant le retour au calme. Des drones volent au plus près des toits et plongent entre les gens, certains filment, d’autres larguent des gaz. Des véhicules cramés dégagent une forte odeur de brûlé et une couche épaisse de fumée mélangée aux gaz lacrymogènes recouvre les rues et les gens d’un brouillard glauque. Quand les commerçants ont voulu baisser leurs rideaux, il était déjà trop tard, les vitrines avaient volé en éclats et les stores des cafés avaient été déchirés et les tables et les chaises dispersées et cassées et récupérées parce que les hommes avaient besoin d’armes et qu’ils n’avaient que ça. Que ça, des bouts de bois récupérés, un pied de chaise, des morceaux de bacs à fleurs, un fragment du panneau où il était écrit Beverly Hills et qui était légendaire.

Elle avait un rêve et ce rêve est devenu réalité et elle se demande si elle a bien fait et si elle aurait pu empêcher un dénouement si sanglant, si violent, si radical, si définitif.

Elle se demande combien il y a de morts et de blessés. Elle se demande si les choses vont changer, si son rêve aboutira. Il le faut, sinon l’humanité est foutue et cette idée est atroce. Elle se dit que croire comme elle l’a cru en une humanité plus généreuse est pathétique mais qu’elle revendiquera à tout jamais ce statut de femme pathétique qui croit encore en des fantômes et que sans cet espoir, vivre n’en vaut pas la peine. Pas un clou. Elle traverse Santa Monica Boulevard au pas de course jusqu’à North Rodeo Drive. Elle n’a toujours pas de ses nouvelles, pas depuis hier matin. Si seulement elle savait où il se trouve. Elle sent les débris de verre s’écraser sous ses chaussures comme si c’était de la neige et elle songe à des pics de montagne enneigés et elle voit du sang, des traînées grotesques comme des coups de pinceau maladroits qui forment un début de tableau que quelqu’un aurait abandonné.

Les coffee shops et les bars et les cafés ont les portes ouvertes et exposent leurs ventres nus et ravagés. Dans l’un d’eux, une télévision est allumée et elle se précipite pour regarder les infos. Le comptoir est intact mais les bouteilles et les verres ont été brisés sur le sol et forment une mer avec des bouts de glaciers qui dérivent entre les tables renversées et les chaises démembrées. Salauds. Vous avez déposé des brevets sur les ressources naturelles, sur la vie. Il est temps de payer la note. Les gens sont enfin sortis de leur léthargie pour agir, ils exigent un monde meilleur et ce n’est pas absurde, c’est un grand jour. Peut-être qu’il y a de l’espoir à l’autre bout. Peut-être. Les journalistes interviewent des stars du cinéma et du petit écran et des personnalités politiques et des écrivains célèbres et elle reconnaît un écrivain qui a déjà parlé en leur faveur. Il se trouve au Last Bookstore et elle reconnaît d’autres écrivains derrière lui qui trinquent et paraissent ivres. Lui, le seul qui semble sobre, dit à la caméra que c’est monstrueux d’en arriver à de telles extrémités, certainement mais aussi inévitable. Il aurait fallu réagir plus tôt, pas vrai? C’est comme ça que ça se passe quand l’homme oublie son humanité, voilà tout et là-dessus il conclut l’interview en versant du champagne aux autres. Un écrivain adossé contre un rayon de livres chante avant de tomber dans ce qui ressemble à un coma éthylique. Elle sort du café et inspecte le croisement dévasté de Rodeo Drive où des hommes et des femmes courent en longeant l’ombre des façades pour ne pas être vus. Fracassées, des sculptures gisent sur la pelouse et une limousine brûle devant le portail de l’église imperturbable, probablement fermé à double tour.

Elle avance sur South Santa Monica Boulevard jusqu’à Bedford Drive presque désert où des projectiles improvisés forment des tas inégaux au milieu des voitures de luxe renversées. Elle remonte jusqu’à North Santa Monica Boulevard où les cars du SWAT et du FBI continuent d’arriver et se garent où ils peuvent. Ce n’est pas facile avec toutes ces voitures abandonnées. Elle revient sur ses pas et court jusqu’à Camden Drive où les émeutiers cherchent à se cacher dans les ruelles, derrière les bennes à ordures et les voitures que leurs propriétaires ont garées par précaution mais il n’y a plus de place nulle part. Par endroit des bagarres éclatent. Descendant Camden Drive elle arrive au Wilshire Boulevard où sur les façades grises des immeubles des silhouettes se détachent des fenêtres illuminées. Il y a encore des gens qui cherchent à marcher bien que le silence ait été brisé et que ce n’est plus la peine mais certains ne veulent pas abandonner et elle se sent émue et elle frissonne. Dire qu’elle est à l’origine de tout ça. Elle rabat davantage son bonnet sur les yeux pour ne pas exposer son visage aux caméras de surveillance. Sur Wilshire Boulevard, le personnel de Saks Fifth Avenue participe activement en jetant des objets des terrasses. Ceux qui travaillent à l’Hotel Wilshire ont ouvert les fenêtres et balancent des vêtements. Des cadres des agences bancaires voisines se regroupent discrètement dans un renfoncement et attendent avec impatience que les forces de l’ordre arrivent. Elle fait demi-tour et repart vers Beverly Drive qu’elle emprunte pour rejoindre Sunset. Il faut qu’elle le retrouve. Elle passe devant Beverly Canon Gardens où il fait si bon travailler au soleil, assis aux tables de jardin ou déjeunant dans l’un des restaurants sous les arcades et son regard s’arrête sur les bancs du milieu, près desquels des hommes et des femmes sans domicile se regroupent parce qu’il faut bien se regrouper quelque part et aussi pour prolonger cette journée qui a été le rêve de quelqu’un et qui est devenu le rêve de tous. I have a dream, avait dit Martin Luther King avant d’être assassiné pour ses idées. I have a dream. Elle se répète la phrase comme une litanie contre le mauvais sort mais c’est trop tard. Pendant que des sans-abri plongent leurs pieds dans la fontaine, davantage d’hélicoptères survolent le désastre et font un boucan terrible et elle distingue des caméras tendues par des techniciens penchés par les portes latérales ouvertes. Désastre. Au fond elle n’en sait rien si c’est un désastre ou pas. Elle s’aperçoit qu’elle boite et que sa main droite est rouge de sang et elle se tâte et découvre que sa jambe est blessée. Ça n’a pas l’air grave, la douleur est supportable. Ménageant sa jambe comme elle peut, elle continue et longe Crescent Drive pour rejoindre Sunset Boulevard. Le boulevard du Crépuscule. Jamais il n’a si bien porté son nom. Elle passe un coup de fil à Kim qui doit se trouver quelque part vers les studios de la Fox. Kim décroche rapidement mais ne dit rien, même quand elle répète qu’elle s’inquiète pour lui, il n’a pas appelé comme promis, est-ce qu’elle l’a eu? Kim ne répond pas et une douleur atroce traverse son corps, autrement plus douloureuse que sa jambe. Elle ne se le pardonnerait jamais si quelque chose lui était arrivé. Puis elle entend la voix de Kim qui vient de si loin et qui lui dit de le laisser tranquille, de ne plus jamais le contacter. Elle ne comprend pas ce que dit Kim, elle s’entend insister. Mais il va bien? La voix de Kim heurte ses oreilles comme une gifle. Ce n’est plus ton problème. Elle dit n’importe quoi. Qu’est-ce qu’elle raconte? Ce n’est plus ton problème. Des hurlements derrière Kim se rapprochent et la conversation est coupée. Sa tête tourne comme sur un bateau pris dans un typhon et elle a la gorge sèche. Qu’est-ce qu’elle veut dire par ce n’est plus son problème? Sur Sunset, les hommes du SWAT et du FBI alignent des corps et des blessés que les médecins dispatchent vers les pompiers ou les ambulanciers qui repartent en direction des différents centres de soins de Westwood Village. Un infirmier se plaint, c’est quand même dingue d’aller jusqu’à Westwood quand à Beverly Hills il y a tout ce qu’il faut en hôpitaux et cliniques. L’Obamacare n’est pas accepté partout. Faute de s’en débarrasser, ils l’ignorent, fait son collègue d’un ton ironique. Il est de tout cœur avec les marcheurs.

Que s’est-il passé avec Kim? Est-ce qu’elle sait? Elle s’arrête pour écouter encore une fois le message qu’il avait laissé avant-hier sur le répondeur, pour entendre sa voix et elle lutte pour réprimer l’étranglement dans sa gorge et l’oppression dans sa poitrine. Il est là quelque part, il a dit qu’il y serait et il tient ses promesses, elle en est sûre et elle cherche partout mais elle ne le voit nulle part. Le corps en feu, elle revient devant l’emplacement du grand panneau qui annonçait qu’on est bien à Beverly Hills et elle s’assoit avec grand-peine, adossée à ce qui reste du panneau et laisse ses pieds tomber dans l’eau du bassin et elle pense aux rêves de tous ceux qui se sont tenus là pour contempler ce symbole de richesse inaccessible. Eux aussi ont eu des rêves. Elle lève la tête vers le ciel où les étoiles scintillent comme si de rien n’était, elles scintillent comme si le monde qui s’étale devant elle et au-delà était beau et juste...