Une écrivaine dans la ville

Ni avec toi, ni sans toi

TÉLÉRAMA
Hubert Prolongeau
Mai 2013

Selon Pia Petersen, "rien ne marche jamais à Marseille"! L'auteure danoise vit pourtant depuis près de vingt ans dans cette ville, qu'elle qualifie de sale, arrogante, indisciplinée... A laquelle elle s'est paradoxalement attachée.

Photo Olivier Metzger pour Télérama

«On ne
comprend pas forcément
Marseille, mais
on s'y attache, doucement, imperceptiblement
et sûrement.»

D'où est-elle, en fait? Les yeux, l'un bleu, l'autre bleu mêlé de marron, marquent d'entrée un ailleurs. Son français, à l'accent à peine perceptible, est presque parfait, mais cet à peine et ce presque brouillent encore l'image. On retrouve dans ses livres ces hésitations, cette ponctuation ou ces juxtapositions de mots, dont la maladresse et l'audace donnent un ton unique à ses romans 1. La lucidité et la faculté d'analyse en font, par ailleurs, tout le prix.

Pia Petersen est donc écrivaine francophone, de nationalité danoise, habitant à Marseille. Elle a un studio près du Vieux-Port, un père et des amis à Paris, et fuit sa ville dès qu'elle le peut. En face de chez elle, à Marseille, vit un ancien amour devenu ami, point d'ancrage qui la retient aussi ici. C'est lui qui, au milieu des années 1990,
la fit d'abord venir à Aix. Pas très longtemps.

Aix est une ville trop polie, trop parfaite

Dans la foulée, ils poussèrent jusqu'à Marseille.

J'y suis arrivée par hasard et du mauvais côté. J'ai traversé des zones industrielles désaffectées où il n'y avait rien, de longues rues désertes sans arbres et sans buissons, des bouts de ville à l'air morne où les gens se traînaient. On m'a dit après qu'il ne fallait jamais arriver par le nord, au risque de détester Marseille pour toujours, que j'aurais dû arriver par la mer. Là, ça aurait peut-être été différent.

Elle débarque avec de lourds bagages. Il y a une cinquantaine d'années (à peu près, elle se refuse à donner sa date de naissance...), sa mère qui habitait alors en France, est retournée accoucher à Copenhague, car elle voulait un enfant danois, puis est très vite revenue.

Je ne me souviens, de cette toute petite enfance française, que d'une chose: ma mort.

Une double péritonite amène le bébé à un arrêt du coeur prolongé.

C'est mon premier souvenir, le sentiment de me voir d'en haut...

Puis le divorce de ses parents la ramène à Copenhague. L'ennui que dégage cette société trop policée l'accable. A 16 ans, elle part pour la Grèce chercher Zorba le Grec, l'homme que toute femme rêverait de rencontrer 2.

Elle trouve des petits boulots de femme de ménage, de loueuse de voitures, de serveuse. Mais de Zorba, point. Retour au Danemark, pour encore mieux sentir à quel point elle n'est pas faite pour ce pays. Et nouveau départ, pour la France cette fois. Elle s'y frotte à des milieux pour le moins variés: séjour dans une secte, fréquentation des délinquants arabes de la capitale, petits boulots à la pelle, survie par la mendicité parfois ... Et le combat avec une langue qu'elle ne comprend pas, mais apprend avec un dictionnaire et des livres, Le Rouge et le Noir en particulier. Le français, c'est la langue de la Révolution, de la contestation, de la désobéissance, une langue dont les mots me semblent encore ouverts, jamais figés. La langue dans laquelle j'ai voulu écrire. Elle arrive à entrer en fac de philo, matière dont elle ignore tout mais qui la tente, et en sort avec un diplôme. La mort de sa mère la fait hériter d'une petite somme.

Elle décide, en 1996, d'ouvrir à Marseille un café-librairie , quasiment le premier du genre. Ça s'appelait: Le Roi lire, et l'idée était que mêler le livre et le vin ne pouvait que favoriser la discussion. Tout le monde me disait que j'étais folle. Trois ans d'expositions, de vernissages, de mouvements, de débats et une fin précipitée par la malhonnêteté d'un des associés: Le Roi lire ne vivra que quelques saisons, mais l'idée sera reprise partout.

Rien ne marche jamais à Marseille mais les gens y restent et y croient. Du coup, ils deviennent des Marseillais.

Elle arrête. L'écriture, entre-temps, s'est imposée. Elle publie un roman en 2000, Le jeu de la facilité, et va désormais tout sacrifier à cette nécessité.



PIA PETERSEN EN BREF

Pia Petersen publie son premier roman, Le Jeu de la facilité (éd. Autres temps), en 2000. Il est écrit en français, comme tous ceux qui suivront, et l'écrivaine s'inquiète déjà des conditions contemporaines de la création en racontant l'histoire d'un roman commandé, écrit sur mesure par un écrivain fantôme. Treize ans plus tard, Un écrivain, un vrai (qui vient de paraître chez Actes Sud), son huitième roman, met en scène un auteur qui accepte d'être filmé en permanence, le temps de l'écriture d'un roman, par une équipe de télé-réalité. Le rôle de l'artiste dans la société est ainsi au coeur de son oeuvre. louri (Actes Sud, 2009) s'interroge par exemple sur l'engagement politique de l'artiste. Et Une fenêtre au hasard (Actes Sud, 2005) montre une femme sauvée par l'écriture. Observatrice aiguë, Pia Petersen a aussi le sens de la fable. Et un humour à toute épreuve.

MichelAbescat

Chaque fois que je reviens à Marseille, je suis heureuse de retrouver ce désordre irritant qui m'est si nécessaire.

Pia aime Marseille, elle non plus. Amour haine, amour vache, rejet violent parfois .

C'est une ville sale, arrogante. Les gens y sont effroyablement grossiers. Les voitures sont garées sur le trottoir, et leurs propriétaires vous insultent si vous le leur faites remarquer; quand vous traversez au vert, le chauffeur qui vous fonce dessus vous fait en plus un doigt d'honneur; on balance des objets par la fenêtre sans regarder qui passe en dessous... Mais c'est une ville désobéissante, et c'est important de savoir désobéir. Chaque fois que j'y reviens, je suis heureuse de retrouver ce désordre irritant qui m'est si nécessaire. La rigueur de la perfection me fait peur, elle déshumanise. Marseille, elle, me met toujours en colère.

Plus rien chez elle ne saurait aujourd'hui être expliqué qui ne ramène à l'écriture.

C'est à Marseille que j'ai vraiment commencé à écrire. Quand je me promène dans les rues, j'ai l'impression de lire. Marseille, c'est une écriture en rupture, fragmentaire. La phrase se construit, elle avance puis se brise, cassée net, et reprend, finissant ou ne finissant pas. Vivre à Marseille, c'est comme se réfugier dans une marge. Il y a ici des choses qui ne sont pas censées aller ensemble et qui pourtant sont liées par une espèce de nécessité.

Elle a ses lieux, le cours Julien, une place curieuse avec de vastes bassins aux formes irrégulières, un théâtre, La Baleine qui dit vagues, des bouquinistes... On apprend beaucoup de choses à Marseille. Comment ne pas être maniaque. Comment être souple. Comment ne pas tout prendre au sérieux. Laisser la vie se dérouler. Voir derrière les façades, détecter la beauté là où l'on ne s'y attendait pas. On apprend à être patient en toutes circonstances. La ville a quelque chose de profondément humain. Elle est indisciplinée et insoumise, incontrôlable et inflexible. Je me demande souvent ce que je fais dans un endroit pareil, et j'y suis pourtant toujours, engluée, comme si mes jambes étaient prises dedans. On ne comprend pas forcément Marseille, mais on s'y attache, doucement, imperceptiblement et sûrement»

Aujourd'hui, elle partage son temps entre son studio, Paris, où elle squatte chez les uns et chez les autres, et, comme elle y est de plus en plus sollicitée, des résidences d'écrivains, des ateliers lointains: République démocratique du Congo, Chine...

Je reste une étrangère. Ici. Je n'ai pas de passé. Je ne rencontre jamais quelqu'un qui surgit d'autrefois. Ma famille ne vit pas au bout de la rue. J'ai changé de pays, de ville et de langue. Il n'y a plus de racines, pas d'origine, pas de nostalgie. J'ai besoin de me situer entre deux villes, d'être sur un fil, ni d'ici ni d'ailleurs. Etre étrangère, c'est presque une nationalité, et Marseille me permet cette vie entre deux.

Un temps.

Ce n'est peut-être pas plus mal de vivre dans un endroit qu'on n'aime pas. Parce qu'on peut partir.

1 Dernier paru:
Un écrivain, un vrai, éd.Actes Sud, 272 p.,20 €.
2 Le héros du roman de Nikos Kazantzakis, pas Anthony Quinn...