UNE LIVRE DE CHAIR

EXTRAIT

Il ne faut pas pas transpirer, surtout pas, il doit garder la tête froide, impérativement. Il n’a rien, ses cartes sont nulles et il ne veut pas transpirer, ce serait se dévoiler, signaler qu’il n’a rien et il n’a rien, il ne lui reste que le bluff, faire croire qu’il a quelque chose. Sa tête tourne, elle tourne comme sur un manège et il se souvient d’avoir fait ça dans son enfance, tourner sur un manège. Il choisissait le cheval et il s’accrochait à la barre parce qu’il avait peur de tomber mais il aimait être assis sur le cheval et il ne voulait plus redescendre.

Romain évite de penser à son enfance. Sa tête tourne parce qu’il a des problèmes cardiaques. Il s’est toujours dit qu’il allait mourir jeune, comme sa mère et il a tout fait pour y arriver, c’est une manière de se rapprocher d’elle puis c’est en quelque sorte un accomplissement, une chose inévitable. Un principe invariable. Elle lui avait légué de l’argent, plein d’argent, une fortune. Il a mis vingt ans à tout claquer, vingt ans pour liquider son héritage, se débarrasser de son argent et aujourd’hui il ne lui reste que les cartes et les vêtements qu’il porte, les cartes et son carnet d’adresses. Romain connaît du monde, du beau monde, celui de la jet-set et des peoples, celui dont on peut suivre le quotidien dans les magazines et c’était ce qu’il voulait.

Il l’avait dit quand il avait seize ans qu’il voulait fréquenter des gens connus. Romain s’est toujours senti important, quelqu’un en particulier. Quand on connaît des célébrités, on est soi-même forcément important. Un ami lui a fait remarquer un jour qu’il était snob, sacrément snob et c’est sûrement vrai, il s’en rend compte maintenant. Parfois on donne de drôles de bases ou structures à sa vie et on ne se rend compte de rien, surtout pas de ses conneries. Qu’est-ce que sa tête tourne. Cette fois-ci il va y passer. Il a toujours pensé mourir jeune et il va forcément y arriver. Peut-être qu’aujourd’hui est son dernier jour. Trop d’alcool, trop de cocaïne, trop d’antidépresseurs et sans doute trop d’argent. C’est redoutable l’argent, surtout quand il tombe comme ça, sur la tête. De toute façon il n’a plus rien. Il n’a même plus de chance aux cartes, ça aussi c’est fini et une goutte de sueur coule sur sa tempe et dévoile sa main aux autres. Ils le surveillent tous. Une goutte de sueur involontaire et ils savent, ils savent qu’il n’a rien dans son jeu. Une goutte de sueur suffit pour tout dévoiler et tout perdre. Comme s’il avait quelque chose à perdre. C’est fini pour lui, même aux cartes

Il pose sa main sur la table, elle tremble. Ils regardent tous sa main et ils attendent qu’il dise quelque chose, qu’il prenne une décision. Je n’en peux plus. Romain entend sa voix, rauque, lasse. Je m’en vais. Il se lève puis il tombe, il tombe de tout son long et il s’étale par terre et il ne bouge plus, sa tête tourne toujours et il ferme les yeux et se dit qu’il doit se remettre debout mais il ne veut plus se relever, il veut juste rester là, étendu sur le sol sans plus jamais bouger mais il ouvre les yeux et regarde les autres. Ils sont regroupés autour de lui. Apparemment ils sont inquiets. La pièce est sombre et enfumée. Il faut que je rentre. Chez moi. En France. Il sait qu’il a un accent prononcé. Ryan lui tend la main et l’aide à se relever. Il faut que tu te reposes. C’est un ami, Ryan, toujours prêt à l’aider. Il l’a d’ailleurs aidé à claquer tout son fric. Romain essaie d’atteindre la porte mais ses jambes tremblent et il retourne s’asseoir. Les autres l’observent en silence. Logan reste debout derrière sa chaise et il allume une cigarette et la laisse coincée entre ses lèvres. Il essaie d’arrêter depuis longtemps mais il n’y arrive pas. Quand il ne fume pas, il est de mauvais poil. Porter se réinstalle devant ses cartes. Hunter se verse un whisky, il veut reprendre le jeu, au plus vite et si Romain ne se sent pas bien, il n’a qu’à s’en aller. Logan ne bouge pas. Ça sent la sueur et la fumée et Romain a la nausée. Il sent que ses tempes sont humides. Peut-être qu’il va vraiment mourir. Il s’adresse à Ryan, il lui dit qu’il faut juste qu’il récupère et Ryan lui répond qu’il n’y a pas de problème, vraiment pas.

Romain pose sa tête sur son bras accoudé à la table, il a mal au cœur, très mal et il met une main sur sa poitrine, là où est son cœur comme pour en calmer les battements. Il a peur d’y rester. Les autres reprennent la partie, en silence. Ils ne parlent pas beaucoup, ils s’observent pour deviner les secrets de chacun, les cartes que chacun détient. Ils font ce qu’ils peuvent pour brouiller les pistes, que les autres ne découvrent pas leur jeu.

Dehors New York bouge, la nuit tombe et les gratte-ciel sont illuminés et les New-Yorkais vont au théâtre, au cinéma, au restaurant, ils rient et font la fête ou se disputent. New York ne dort pas, jamais. Tout le monde veut de l’argent, tout le monde joue, parie, mise, c’est ça New York, une vaste salle de jeu. Il faut aller vite, très vite, la vie n’attend pas et le temps, c’est de l’argent et il s’agit d’en gagner, d’en gagner toujours plus

Ryan lui dit de boire un coup et lui tend un verre. Il le vide cul sec. C’est fort. L’alcool lui brûle la gorge. Il adore cette sensation et il tend son verre à Ryan pour qu’il le remplisse à nouveau. Il en a besoin, sinon ses mains tremblent. Romain boit beaucoup. Il se dit que c’est son dernier jour. Tout le monde a un dernier jour, c’est une vérité implacable, on ne peut pas ne pas mourir. Quoique. La mort n’est pas toujours la solution et peut-être qu’il y a des gens qui échappent à cette loi. Il n’en sait rien. Il se demande s’il a aimé sa vie mais il n’en sait rien. Il ferme les yeux. Il ne l’a jamais vue, sa mère, les seules images qu’il a d’elle, ce sont des photos

Il fait froid dehors, il pleut depuis une semaine et le ciel ressemble à un plafond noir posé sur New York. La douleur persiste et ankylose tout son corps, il n’a pas la force de se tenir sur la chaise et il tombe lentement, encore une fois et il s’effondre sur le sol. Ryan se lève et se penche sur lui, il faut qu’on te couche, vieux, il dit et il appelle Logan et Hunter pour qu’ils viennent l’aider. Nom d’un chien. Ils le soulèvent et le portent dans la chambre adjacente qui est toujours obscure et ils le couchent sur le canapé face à la porte

Il voit le salon et la table de jeu. A gauche de la porte il y a une vieille affiche jaunie d’une pièce de théâtre où Ryan a travaillé comme assistant. Ryan lui a souvent parlé de cette pièce. Logan et Hunter retournent à la table pour surveiller les cartes, ils ont toujours peur que quelqu’un triche, même Ryan. Ryan fouille dans un petit placard et en sort une couverture qu’il tend à Romain et il rejoint les autres et la partie continue. La couverture sent mauvais, le renfermé. Romain espère qu’il n’y a pas de puces enfouies dedans

Il a toujours voulu qu’on l’aime, que les autres l’aiment. Il a appris à cacher ce besoin sous un air cynique. Qui a besoin d’amour ? C’est un besoin pathétique, c’est ce qu’il pense. Son père était timide quant à la tendresse, très pudique et parfois maladroit. Peut-être que la tendresse est un truc qui s’apprend et que son père n’a pas su se débrouiller avec ça. Il ne s’est pas souvent posé de questions et maintenant qu’il est allongé sur le dos, écoutant les autres jouer aux cartes, il s’en pose, trop sans doute. Nom de dieu. Le canapé sent vraiment mauvais. Il n’y a pas grand-chose dans la chambre, un fauteuil défoncé et par terre, quelques pièces de théâtre éditées en poche, le placard où Ryan range ses vêtements et un lit de camp contre le mur à côté du placard. C’est là que Ryan dort. Au plafond, une ampoule grillée. Un lampadaire posé au bout du canapé est la seule source de lumière dans la pièce. Ils jouent toujours dans le salon. Il voit Porter poser une suite, il croit que c’est une suite mais il ne voit pas bien là où il est. Près de la fenêtre du salon, une vieille télévision et un fauteuil identique à celui de la chambre et dans le coin cuisine, à côté de l’évier, il y a un buffet avec quelques assiettes, des verres, des bouteilles et des conserves posés dessus et de l’autre côté de l’évier, un frigo

Ryan vit près de Times Square, sur la 28e Rue et la 7e Avenue. Il dit qu’il a besoin d’être près des salles de spectacle et de cinéma et des théâtres et qu’il a souvent à faire dans le coin. En ce moment ils jouent Mary Poppins au New Amsterdam Theatre. Les néons publicitaires et les publicités clinquantes qui défilent sur des écrans gigantesques donnent une sacrée ambiance et Ryan aime cette confusion entre jour et nuit. Romain vient presque toujours à pied de Harlem, sauf quand il pleut. La rue où habite Ryan est calme, du moins la nuit, quand les bureaux et les magasins ferment, peu de monde y habite et Ryan a l’impression d’être seul à vivre dans le quartier. Son immeuble est situé dans une impasse qui donne sur la rue et il y a un grand arbre dans l’impasse et dans la rue, en face, il y a un magasin de fleurs et de plantes tropicales et le fleuriste a fabriqué un mur avec ses plantes entre le magasin et la rue. Ryan y passe souvent, il dit qu’il se sent comme à la campagne. Il y a des magasins de maroquinerie, quelques restaurants de sushis, des épiceries et au moins deux bâtiments en construction et ça fait beaucoup de bruit et de poussière. Romain s’arrête parfois au McDo qui fait le coin pour manger un cheeseburger

La tendresse. Romain ne se sent pas capable d’en donner ni de donner quelque chose tout simplement. Il s’est toujours senti trop important pour donner de lui-même. L’argent peut conférer cette impression-là, qu’on est au-dessus des autres, à part, avec des privilèges et un rang à tenir parce qu’on est issu d’un milieu aisé. Il est normal d’être favorisé. Il a toujours considéré qu’il avait droit aux privilèges mais depuis qu’il est pauvre, il se demande au nom de quoi, enfin il se dit qu’il se le demande mais il n’en est pas sûr, pas sûr du tout. Il se considère toujours comme ayant des droits et il se rend compte qu’il méprise la pauvreté des autres. La sienne est acceptable, il est différent d’eux, même pauvre. L’autre devait avoir raison quand il le traitait de snob. Romain ne se souvient plus de son nom. Dans la poche il a une photo de sa mère qui ne le quitte jamais. Il n’en a pas de son père ni de ses sœurs. Il regarde souvent la photo. Il aurait tant voulu la connaître. Romain avait un an quand sa mère est morte et on ne lui a jamais vraiment dit de quelle manière. Dans des conditions mystérieuses, c’est ce qu’il a retenu et il trouve que c’est romantique, romantique et tragique. Des conditions mystérieuses. Il pense souvent à elle, à son mystère, à sa vie qu’il ne connaît pas. Il y avait beaucoup de choses qui n’étaient pas dites. Sa vie n’était qu’un murmure, il la voit comme ça, un murmure, un faible murmure.

NILS C. AHL, Le Monde des livres